Le Figaro littéraire, 16 juin 2011, par Sébastien Lapaque

Les vivants, et les morts

Un livre monumental et ébouriffant sur fond d’histoire de la Grèce au 20e siècle.

« La Grèce existe-t-elle ? » demandait récemment notre confrère belge Michel Grodent, critique littéraire et traducteur du grec moderne, dans un essai paru aux Éditions de la Différence. On cherchera la réponse à cette question en lisant Le Dicôlon, roman ébouriffant de Yannis Kiourtsakis, publié à Athènes en 1994, qui vient d’être traduit par les éditions Verdier.

Ce livre de 500 pages qui procure un ravissement permanent est une aventure de l’esprit peuplée de vieux mythes, un roman total sur l’histoire grecque au 20e siècle où le singulier et le collectif s’entremêlent dans une langue somptueuse. Avec une interrogation pointue sur la mémoire et l’identité européennes qui nous repose des disputes convenues.

L’incipit étincelle comme un rêve. « En montant ce matin sur la colline d’Ekali, je songeais aux livres que j’ai écrits et au livre que je veux écrire – que j’ai toujours voulu écrire, je crois – sans lui avoir encore donné la vie. Car ce que nous faisons est toujours différent de ce que nous voulons faire. Voilà une chose qu’avec le temps j’ai fini par apprendre… » Quatre cents pages plus loin, la relation par le narrateur d’une série de rêve maintient l’état de tension spirituelle de ce livre stupéfiant. Rêves : nuit d’été, marins, animaux bizarres… On est comme ça, quand on a grandi à Athènes et qu’on a connu ses premiers émois devant la splendeur de l’univers à Spetsai… Ce n’est pas à la semelle de ses souliers qu’on emporte sa patrie, mais au cœur de ses nuits, entre le sommeil et la veille, couple contraire qui émerveillait les anciens Grecs à l’égal du sourire et des larmes, de la mémoire et de l’oubli, de l’ombre et de la lumière.

Dans Le Dicôlon, Yannis Kiourtsakis campe sans cesse ces dyades face à face, installant les différents protagonistes de son roman-monde dans une façon de champ magnétique. Souvenir du Phédon, dans lequel Pluton assimile la relation de la vie et de la mort à celle de l’éveil et du sommeil ? Il est tentant de le croire. Le Dicôlon, dans le théâtre populaire des populations hellénisées des pourtours de la mer Noire, « les Grecs du Pont », est un personnage de carnaval « qui porte en permanence sur son dos le corps de son frère mort ».

Comme un fardeau

Marqué par la disparition précoce de son frère Haris à Bruxelles au début des années 1960, le narrateur pressent qu’il est un nouveau Dicôlon et qu’il ne peut pas se défausser. À lui de tenir et de retenir la mémoire de son frère comme un fardeau, à lui de dire ce que fut son écrasement, son incapacité à trouver sa place en Grèce puis en Europe de l’Ouest. À lui de dire la mort pour repenser la vie, de parler de son frère pour parler de lui. « Oui, les années passant, je le perçois de plus en plus clairement : pour dire quelque chose de nouveau sur le Dicôlon, je dois à présent raconter mon histoire, l’histoire de Haris ; pour poser sur le monde un regard plus pénétrant, pour parler avec plus de justesse de son inépuisable diversité, je dois avant tout regarder en moi ; parler de moi dans le monde et de ce monde en moi. »

En lisant Le Dicôlon, on songe à Proust et à sa fabuleuse course contre la mort pour retrouver le Temps. On songe également à Joyce, en particulier à une nouvelle de Gens de Dublin intitulée Les Morts et à son final somptueux dont George Steiner a remarqué qu’il épousait le rythme de la phrase grecque classique : « Son âme lentement s’évanouit comme il entendait la neige tomber délicatement sur l’univers et délicatement tomber, comme au jour du Jugement dernier, sur tous les vivants et les morts. »

D’autres ombres tutélaires planent sur Le Dicôlon : celle de Shakespeare, de Caladerón et des maîtres du théâtre baroque espagnol. C’est dire si ce roman est européen, si les contrariétés et les insuffisances d’une vie qu’il met en scène à travers le tragique destin d’Haris, le frère suicidé, touchent notre présent, jusqu’à cette réflexion terminale, à la fois réminiscence et réelle présence : « Pourquoi la Grèce d’aujourd’hui n’a-t-elle toujours pas réussi à réaliser son rêve – ou, à tout le moins, à se trouver ? pourquoi n’est-elle toujours pas devenue « européenne » – alors qu’elle n’avait, qu’elle n’a d’autre projet que celui-là, alors qu’elle a renié tant de choses de ce qu’elle était autrefois pour réaliser ce rêve ? »