Transfuge, mars 2007, par Myriam Anissimov

Le courage de l’espoir

Marquée par une enfance sous domination nazie, Ilse Aichinger est aujourd’hui l’une des plumes les plus célébrées d’Autriche. Un roman et des nouvelles permettent de se plonger dans ses histoires rêveuses et cruelles.

Célèbre et adulée en Autriche, son pays natal, Ilse Aichinger, romancière, nouvelliste et poète, est encore méconnue en France. Proche de Paul Celan et d’Ingeborg Bachmann, elle a consacré son œuvre, très singulière, à son enfance sous le nazisme et à la contamination de la langue allemande par le venin du national-socialisme, métamorphosée en ce que Victor Klemperer a désigné comme lingua tertii imperii, la langue du IIIe Reich. La prose d’Aichinger n’entretient cependant aucune parenté avec la véhémence de Thomas Bernhard ou d’Elfriede Jelinek. Sa manière consiste à raconter des histoires cruelles, à la limite du réalisme et de l’irréalité. C’est pourquoi, en lisant ses contes qui semblent au premier abord destinés à des enfants, on sent parfois ses cheveux se dresser sur la tête. Ce n’est pas Alice au pays des merveilles, mais Ilse dans le monde inépuisable de l’horreur, du sadisme, de la déréliction. « De l’autre côté du miroir », pas de lièvre porteur d’un gilet et d’une montre à gousset, pas de gâteau qui vous fait tour à tour grandir et rapetisser. Nous sommes certes dans le domaine de l’étrangeté, mais il s’agit là d’un merveilleux nocturne aux frontières duquel il n’y a que la douleur et la mort. Ilse Aichinger n’a-t-elle pas affirmé qu’« écrire c’est seulement apprendre à mourir », et que chaque instant, chaque jour doit être considéré comme le premier et le dernier ?
L’atmosphère onirique de ses récits entretient une sorte d’intimité avec ceux de Franz Kafka, de Bruno Schulz et de Marcel Blecher. Ce pessimisme et ce don de transfigurer le réel en réalité étrange sont propres aux écrivains de la Mittel Europa, au miracle culturel de l’Empire austro-hongrois pourtant au bord de l’abîme.
La noirceur de son inspiration a été dictée à Ilse Aichinger par ce qu’elle a vécu dans l’Autriche nazie, alors qu’elle et sa sœur jumelle Helga n’étaient encore que deux petites filles qui devaient se cacher pour survivre. Elles étaient nées le 1er novembre 1921 à Vienne. Leur mère, qui exerçait la profession de médecin, était juive, leur père, professeur, ne l’était pas. Après leur divorce, Ilse, Helga et leur mère Berta s’installèrent avec leur grand-mère maternelle d’abord à Linz, puis de nouveau à Vienne.
En 1938, les Autrichiens manifestent leur enthousiasme pour l’Anschluss, c’est-à-dire l’annexion de leur pays au territoire du Reich. Aussitôt, les Juifs assujettis aux lois de Nuremberg – promulguées en 1934 en Allemagne – subissent les violences, les arrestations, les humiliations, la spoliation de leurs biens et, bientôt, la déportation et l’extermination.
Les enfants issus de couples mixtes sont considérés comme des Mischlinge au regard des lois raciales. Leur sort dépend du nombre de leurs grands-parents juifs.
Soit ils vont vivre comme des parias, soit ils vont mourir. De même, les conjoints juifs d’un aryen peuvent éventuellement survivre en parias. C’est le cas de Berta, la mère d’Ilse, qui perd son emploi, et dont toute la famille sera exterminée. La grand-mère maternelle, déportée en 1942, est assassinée à Minsk. Ilse Aichinger, qui ne peut s’inscrire à l’Université, est incorporée de force dans l’armée. Sa sœur Helga est évacuée dans le dernier convoi de juifs autorisés à quitter l’Autriche pour l’Angleterre.
L’avènement du nazisme, la tentative désespérée d’enfants Mishlinge et juifs de fuir hors des frontières du Reich forment précisément le noyau du roman intitulé Un plus grand espoir, qui paraît aujourd’hui aux Éditions Verdier, avec un recueil de nouvelles, Eliza Eliza. Les enfants qui se cachent dans un cimetière, dans les combles d’immeubles en ruine, n’échapperont pas à la déportation dans un camp d’extermination, tandis qu’Ellen, l’héroïne, dont la grand-mère avale une fiole de poison au moment où la Gestapo vient l’arrêter, sera déchiquetée par l’explosion d’une grenade dans les dernières heures de la guerre.
En 1945, Aichinger publie un roman, Das Vierte Tor (La Quatrième Porte). C’est le premier récit de fiction publié en Autriche sur les camps d’extermination. Un an plus tard, un essai intitulé Aufruf zum Misstrauen (Appel à la méfiance) – « de notre propre sincérité nous devons nous méfier » – fait sensation en Autriche.
Un plus grand espoir, écrit en 1947, après qu’Ilse Aichinger eut abandonné ses études de médecine pour se consacrer totalement à sa vocation d’écrivain, lui vaut une certaine notoriété. Ce livre est une évocation à la fois réaliste et onirique de ses années d’enfance et d’adolescence lugubres à Vienne pendant la guerre, durant lesquelles elle a rejoint un groupe de jeunes en danger, malgré les bombes et la Gestapo.
L’héroïne du roman, Ellen, une petite fille juive par sa mère – et dont le père ne l’est pas –, rêve d’obtenir un visa pour quitter l’Autriche et trouver refuge aux États-Unis. Autour d’elle, un groupe d’enfants juifs oppose à son sort tragique « un espoir plus fort que la mort ». Elle les accompagne dans leurs jeux cruels et leurs rêves. Mais à la vérité, on ne raconte pas un tel roman, car sa substance est surtout l’évocation surréaliste des fantasmes de ces enfants juifs qui luttent pour leur survie au sein d’un monde qui a programmé leur mort.
Puis Ilse Aichinger rompt momentanément avec l’écriture pour devenir lectrice dans une maison d’édition. Au début des années 50, elle travaille comme assistante à la Hochschule für Gestaltung, une école d’art et de design proche de l’esthétique du Bauhaus.
C’est également au début des années 50 qu’Ilse fréquente le Groupe 47, fondé par Hans Werner Richter, où elle rencontre Ingeborg Bachmann, Heinrich Böll, Paul Celan et surtout le poète Günter Eich, qu’elle épouse en 1953. Leur fils Clemens naît un an plus tard, et une fille Mirjam, en 1957.
Le Groupe 47 lui décerne son prix en 1954 pour Histoire de miroir, une nouvelle incluse dans son recueil Rede unter dem Galgen (Discours sous la potence), qui sera réédité sous le titre Der Gefesselte quelques mois plus tard.
Aichinger va s’essayer à plusieurs genres dont la poésie et aussi le théâtre, avec l’écriture de pièces radiophoniques comme Knöpfe, en 1953. Elle jouit d’une grande estime dans la sphère germanique : la ville de Düsseldorf lui décerne le prix Immermann en 1955, l’année suivante elle entre à la Berliner Akademie der Künste (Académie berlinoise des arts).
Progressivement, Aichinger s’éloigne de l’irréalité pour se lancer dans la mise en cause violente de la langue allemande. Schlechte Wörter influencera sa cadette, Elfriede Jelinek. Sa fécondité, sa créativité s’épuise, croit-elle, dans sa lutte qu’elle estime inégale avec la langue allemande. Elle se passionne aussi pour le cinéma, et reçoit encore d’innombrables prix parmi les plus prestigieux du monde germanique, dont le prix Nelly Sachs en 1971, le prix Franz Kafka en 1983, le prix Manès Sperber en 1990. En 1987, elle avait reçu le prix Europa de l’Union européenne et elle était revenue un an plus tard s’installer à Vienne, où elle avait tant souffert. À cette occasion elle dira :
« Je ne puis me représenter aucun endroit au monde dont je puisse dire : je suis vraiment chez moi. »
Pour son soixante-dixième anniversaire, ses œuvres complètes ont été éditées en huit volumes, et elle a reçu le grand prix d’État autrichien de littérature. Elle vit depuis l’année 2001 à Francfort-sur-le-Main dans le souvenir de son fils Clemens, mort lors d’un accident en 1998.