La Quinzaine littéraire, 15 mai 1992, par Lou Bruder

La fascination certaine qu’exerce ce faire-part de décès d’une jeunesse désorientée est effectivement celle du ver dans le fruit. En ce sens, ce jardin de la connaissance serait plutôt l’antichambre fallacieusement sécurisante et douillette des ossuaires et charniers de 14-18. Cette cantilène douce-amère autrichienne d’un Hamlet au collège s’entend quelque part aussi, et surtout, comme une sonate des spectres ! […]
Ainsi, comme une minime nodosité peut servir à dépister le cancer, Le Jardin de la connaissancefait découvrir, au détour d’un sourire navré ou d’une plainte étouffée, toute l’étendue du malheur de l’Autriche habsbourgeoise. Car la grande ombre pessimiste du nirvana schopenhauerien ne cessait de s’étendre sur un pays qui n’avait pas vécu viscéralement sa révolution politique au seuil des temps modernes. « Le jour où l’on voulut faire en Allemagne la révolution il pleuvait et tout le monde rentra à la maison », dira un humoriste. L’imaginaire collectif demeurait comme prostré dans l’infini ressassement pseudo-sacral des grandes machines sonores wagnériennes. Cependant que le physicien Boltzmann, qui allait se suicider, énoncera, à travers la loi de l’entropie, la finitude cosmique par la dégradation de toutes choses en chaos.
Sur le mode mineur, en adagio de consomption et cantillation de désarroi mental, le bref récit de Leopold Andrian dénonce justement et implicitement, par subliminale cruauté, la décrépitude sénilisante d’une société atteinte en ses infrastructures mêmes. On s’enlisait dans une béance fin de siècle. Mais comme par symptôme compensatoire, la morale officielle se braquera par exemple contre la délectation morose masturbatoire reconsidérée comme péché mortel pour non-procréation dans l’ordre de la création divine. Bien qu’on n’y trouve pas d’allusion précise dans le texte, on en devine partout la hantise : tout l’infra-texte trahit l’onanisme. […]
Par sa luxueuse version française du Jardin de la connaissance, Jean-Yves Masson a trouvé le nombre d’or discrètement sonore pour nous transmettre ce pertinent diagnostic intimiste d’une jeunesse européenne déphasée dans toute sa détresse évocatrice.