Le Soir, 19 décembre 2001, par Pierre Mertens

Les rendez-vous de Paul Celan : Le poète rencontre son langage

On connaît de mieux en mieux le destin de Paul Celan, poète de langue allemande, d’origine juive, né en Roumanie. Né en 1920, il s’est suicidé un demi-siècle plus tard en se jetant dans la Seine à Paris.
C’est dans cette ville qu’une des œuvres les plus marquantes de ce siècle s’est déployée, avec Pavot et mémoire, Grille de langage, La Rose de personne, Strette et surtout Fugues de mort.
Dans son œuvre poétique, il n’est pratiquement question que de cela: la mort, pas n’importe laquelle, celle immense tirée de la nuit et du brouillard. Et c’est vrai aussi de l’énorme correspondance récemment publiée au Seuil et qu’a commentée dans ces colonnes Jacques de Decker.
Tout s’est comme perdu, incinéré dans l’univers. Sauf une parole – qui aurait survécu à tout le reste, précisément. Celan s’y engage, s’y engloutit, au point d’accéder, comme il le formule au « tournant de l’haleine ».
Theodor Adorno estimait que, après Auschwitz, la poésie même était devenue comme inconcevable. Celan développe une conviction diamétralement opposée. Elle serait plus indispensable que jamais. Dans la mesure même où elle apparaît essentiellement idéologique.
En juillet 1959, Celan entreprend de rencontrer justement Adorno à Sils Maria.
Les deux hommes vont se manquer mais il reste une trace de ce rendez-vous raté dans une prose intitulée paradoxalement Entretien dans la montagne et conçue selon le modèle de la nouvelle fameuse, Lenz, de Büchner.
Car si Celan soliloque au cours de son étrange randonnée, il noue plutôt un dialogue essentiel avec lui-même.
Une postface de Stéphane Mosès relate en effet, « un trajet à travers la forêt des mots, trajet au cours duquel un langage anonyme se transforme peu à peu en parole de sujet, un Il en Je et Tu, un récit en discours ».
Si bien que si, après l’Holocauste, la poésie redevient possible, c’est « à condition d’assumer jusqu’au bout sa propre culpabilité ». Recours à un langage tantôt littéraire, tantôt populaire et même judéo-allemand. Il nous paraît, quant à nous, significatif qu’une dizaine d’années plus tard, Celan entreprit un tout autre pèlerinage au-devant, cette fois, de Martin Heidegger dont on sait combien il se compromit avec le nazisme. Si, cette fois, la rencontre eut bien lieu, le poète ne raconta jamais ce qu’il en attendait. Peut-être une explication – pour autant qu’elle se révélât possible – du passage du grand philosophe dans le camp de la barbarie. Mais, de cela, il ne fut apparemment pas question et Celan revint bredouille de l’étrange excursion. Là-bas, donc, un rendez-vous manqué avec un homme dont tout le rapprochait, ici un dialogue avec un penseur qui ne crut rien devoir expliquer de son effroyable fourvoiement.
Trois ans après ce dernier événement, une mort volontaire dont l’éloquence égale en profondeur celle de Primo Levi, ultime parole même si elle se dissout dans un mutisme testamentaire.