Le Soir, 1er juin 2007, par Jacques de Decker

Réentendre la voix d’Ilse Aichinger

Personnalité majeure des lettres allemandes d’après‑guerre, l’auteur d’Un plus grand espoir est à redécouvrir.

Soixante ans après sa parution initiale, il nous est donné de prendre la juste mesure d’un livre qui, lorsqu’il vit le jour, fit immédiatement sensation dans son pays et y acquit une dimension légendaire. Le roman Die grössere Hoffnung d’Ilse Aichinger eut un peu le même destin dans l’Allemagne de l’immédiat après‑guerre que cette pièce de Wolfgang Borchert, Draussen vor der Tür, qui fut perçue outre-Rhin comme la première œuvre dramatique rendant compte de la sortie du cauchemar. Leur retentissement à l’étranger fut plus relatif, comme si ces textes avaient d’abord une fonction quasi thérapeutique dans leur communauté même. Certes, vu son retentissement, le livre d’Aichinger avait été traduit chez Gallimard dès les années cinquante, mais sans obtenir un impact comparable, pas plus que la pièce de Borchert d’ailleurs.
Cela ne signifie pas qu’Aichinger n’eut pas de défenseurs en francophonie, et plus particulièrement en Belgique. Rose‑Marie François publia ses poésies complètes à la Différence en 1992, Henri Plard, le grand germaniste de l’ULB et fameux traducteur de Jünger, avait traduit bon nombre de ses textes brefs et commenté son œuvre dans des revues. Le nouveau recueil des nouvelles d’Aichinger que Verdier sort en parallèle avec le roman Un plus grand espoir contient d’ailleurs ces magnifiques transpositions.
Ce sont des textes frémissants que rassemble Eliza Eliza, souvent proches de la poésie, d’un surréalisme subtil et d’une intense sensibilité, auxquels Aichinger, née en 1921 à Vienne, se consacra après son roman, qui demeura unique, et dont elle donna des versions successives. On y voit l’écrivain évoluer vers une forme de plus en plus resserrée, voire laconique, dont elle confirma la conception dans son grand âge, lorsqu’elle confia au Zeit, à l’occasion de ses 75 ans, que si elle s’était remise à écrire à ce moment, elle se serait limitée à « observer des petites choses, des détails. Des points. L’écriture devrait être plus pointilliste ».
Dans le même entretien, elle avait eu cet aveu étrange, soulignant combien la guerre avait importé pour elle : « Ce que j’ai pu observer à ce moment‑là fut pour moi ce qu’il y a de plus important dans ma vie. On savait très bien où étaient les amis et où ils n’étaient pas, ce qu’à Vienne aujourd’hui on ne sait plus. La guerre a clarifié les choses. »
C’est l’impression que laisse aujourd’hui Un plus grand espoir, que Jean‑Yves Masson réédite et accompagne d’une postface très éclairante. Cette histoire d’une fillette qui veut à tout prix fuir sa ville martyrisée, contée sous forme de nouvelles emboîtées, est, comme il le dit, « un texte qui fait l’épreuve du mal jusque dans la pire douleur et réaffirme, au cœur de cette épreuve, la dignité humaine et la dimension verticale de l’existence ». Cette exhumation, en effet, s’imposait d’évidence.