L’Humanité, 19 mars 2009, par Alain Nicolas

Cadavre exquis pour une fin de siècle

Partant d’un attentat manqué contre Porfirio Díaz, Álvaro Uribe révèle toutes les manipulations et les perversités d’un pouvoir à bout de course.

La nuit du 15 au 16 septembre 1897 fut pour nombre de Mexicains une nuit de fête et de beuveries. Il en allait ainsi chaque année, la veille de la Fête de l’indépendance. Arnulfo Arroyo ne faisait pas exception, bien au contraire. Habitué des « cantina » où il s’alcoolisait consciencieusement soir et matin, il n’aurait pas fait de différence entre cette nuit et une autre s’il n’avait pas relevé un défi stupide, un défi d’ivrogne : tuer le président Porfirio Díaz.

C’est ainsi que nous le retrouvons, en cette fin de matinée, ce 16 septembre fatidique, au premier rang de la foule qui regarde passer le cortège présidentiel. Arnulfo s’élance. Impossible de se souvenir de ce qu’il a pu faire du poignard que lui avait tendu le compagnon de saoulerie de cette nuit, au bar-room de l’Anglais Peter Gray. La pierre qu’il venait de ramasser pour attenter, avec beaucoup moins de perspectives de succès, à la vie du grand homme, il vient de la laisser tomber. C’est à mains nues qu’il se jette sur la voiture du président, au cri à peine audible de « Mort au dictateur », et avec pour seul résultat visible un bicorne emplumé volant dans la poussière. Devant le « forcené », maîtrisé sans peine par son escorte, le caudillo a ces mots historiques : « Qu’on ne touche pas à cet homme ! Sa vie appartient à la justice. » Manifestement, le Père de la patrie ne fut pas compris : le soir même, Arnulfo Arroyo fut trouvé mort, percé de poignards, dans les locaux de la police.

Vengeance de « porfiristes » incontrôlés ? Élimination d’un complice ? Règlement de comptes dans les milieux policiers ? Ce « lynchage » trop bien organisé pour en être un pose à l’opinion, même celle qui reste acquise au président, plus d’une question. Arnulfo a-t-il agi seul ? Cet acte insensé est-il bien celui d’un ivrogne irresponsable ? Faut-il en accuser des anarchistes ? La « main de l’étranger » ? Ou alors des rivalités au sein du pouvoir ? La vérité ne se laisse que très difficilement approcher. Elle est multiple, contradictoire. Elle ne peut être que le résultat d’une enquête, dont l’auteur nous communique les pièces à conviction.

La forme « roman-dossier », si elle n’est pas inédite, est rarement aussi bien utilisée que dans l’œuvre qu’Álvaro Uribe nous propose. Doutes et informations se succèdent, confirmés et démentis de lettre en procès-verbal, de coupure de journal en déposition sous serment. Et sans surprises, les pires parmi les plus terribles hypothèses se confirment, dressant un tableau sombre de cette période. Le « porfiriat », trois décennies où le populaire général issu de la lutte contre les Français se mua en un autocrate rendu inamovible par la fraude électorale. Ces temps de stabilité et de modernisation, où émergea une première forme de culture nationale, furent aussi ceux où les inégalités, s’accusant, devinrent intolérables. Douze ans plus tard, le Mexique basculait dans la révolution. En nous en faisant toucher du doigt les causes, Álvaro Uribe nous livre, en actes, toute une réflexion sur les pouvoirs de la littérature.