Le Monde des livres, 13 mai 2011, par Amaury da Cunha

Handke dans la panique et la douceur

Lire Peter Handke, c’est entrer dans un refuge qui ne garantit rien : ni confort ni isolement. Car dans cette œuvre aux multiples facettes – il publie aujourd’hui deux romans (Kali et La Nuit morave), son journal de travail (Hier en chemin) et un récit de voyage (Les Coucous de Velika Hoca1), l’art du grand écrivain autrichien consiste à mettre sur le même plan la puissance de la parole et l’intensité de l’image. Un acte total et généreux qui donne au lecteur l’impression perturbante – mais ô combien heureuse ! – qu’une figure surgit littéralement sous ses yeux.

Dans son livre de carnets, Hier en chemin, on peut lire très succinctement ce qui constitue, pour Peter Handke, la condition de son art de l’instant : « Chaque mot noté devrait venir d’une secousse, ou d’un tressautement, ou d’un sursaut, ou du moins s’en accompagner. » En lisant son journal de travail (tout entre-tissé de descriptions de choses, de notes de voyage et d’aphorismes moralistes), comme ses deux magnifiques romans, on retrouve la même expérience de l’image. Qu’elle soit réduite à une simple phrase (« le papillotement des roses après la pluie ») ou enchâssée dans le récit d’un personnage solitaire, l’effet produit reste identique : l’image est aussi saisissante que si elle était donnée à voir sur un écran – comme si elle venait de naître à l’instant même où on la contemple.

Lisant, par exemple, la première page du roman Kali, une histoire d’avant-hiver (Gallimard), vous avez le sentiment d’assister en direct à la création même du texte. Étrange et envoûtante écriture d’Handke qui fait voyager son lecteur tantôt à l’intérieur de sa tête, tantôt hors de lui : « À moi aussi elle m’a fait, me fait peur. Mais je voudrais lui faire face. Peu à peu la mémoire s’enclenche et je l’entends, sans encore la voir. » Qui est la femme, dans ce récit ? Une cantatrice perdue dans un pays en guerre et que son errance conduit jusqu’à une cité saline – Kali –, à la recherche d’un enfant disparu dans un monde saisi de panique : ses habitants sont devenus bancals et la mémoire est menacée d’extinction à cause du sel des mines, qui corrode et efface toute représentation du passé ; la chanteuse continue cependant d’espérer un changement, qui passerait par l’acceptation du désastre : « Vivre là où le monde est bouleversant. Et où est-il bouleversant ? Ici, dans le coin mort. »

Le lecteur à la recherche de réponses et de consolations sera bien avisé de passer son chemin. L’art de Peter Handke suspend la vérité au nom d’un incessant mouvement de l’être qui interdit toute stabilité : « Ne dis plus : “je pense”, mais plutôt : “je me demande” », note-t-il dans son journal. Seul le vagabondage de l’esprit et du corps peut permettre de poursuivre le mouvement de la vie. Poussant la logique à son extrémité, le héros de La Nuit morave – double fantomatique de l’auteur – a « abdiqué de l’écriture », mais pas de la parole. Devant ses amis migrants et ses disciples montés sur sa péniche, au bord du Danube (sur l’affluent serbe), le voilà qui narre un extraordinaire voyage à l’intérieur de lui-même, expliquant sa hantise du langage et sa haine de l’amour. Il s’est donné l’objectif de ne plus jamais cesser de parler. La situation de cet écrivain est perpétuellement mise en péril ; comme s’il ne pouvait connaître aucune sorte d’harmonie avec le monde extérieur : « Écrire ? Qu’est-ce que cela signifiait pour lui autrefois ? Bien une échappatoire avant tout. »

Et si cette réponse était toujours la même pour Handke, aujourd’hui ? Son dégoût du monde contemporain, il l’a crié haut et fort, jusqu’à susciter un fort rejet, lorsqu’il a pris parti pour les Serbes en se recueillant sur la tombe de Milosevic, en 2006. Il semble désormais fuir toute compagnie littéraire, toute communication publique, et avoue se sentir proche de chanteurs tels que Neil Young ou Bob Dylan, en déplacement perpétuel. Profondément pessimiste sur l’état de la communauté humaine, Handke pense qu’une réconciliation est néanmoins possible avec le monde, grâce à son regard, toujours tourné vers le dehors.

Lorsqu’il ne se réfugie pas dans « une vie de conte – une enchanteresse – rien que celle-là », et qu’il sort de sa tour d’ivoire, l’écriture de son journal, qui est une forme de mise à nu, l’engage totalement. C’est la partie la plus émouvante de ces publications. Écrit de 1987 à 1990, alors qu’il était « presque toujours en chemin, sans domicile fixe », ce livre pourrait être assimilé à un « chutier » de phrases orphelines, or il n’en est rien : malgré sa forme discontinue, d’un bout à l’autre, il est tenu par une véritable exigence poétique. Lire ce texte, l’ouvrir au hasard, permet de mesurer l’importance de la tâche qu’il s’est donnée : marcher pour voir, marcher pour écrire. Comme si l’énergie du pas – la même que celle de son contemporain Paul Nizon – avait cette vertu de mettre en branle le langage pour forer des sensations. Dans cette œuvre fragmentaire, l’errance est liée à la perte : « Le deuil est mon état fondamental, ou mon état de fond, c’est-à-dire que ce n’est qu’à l’instant où je suis dans le deuil (où je peux l’être) que je suis tout entier (moi). »

Mais si quelque chose est perdu et irrécupérable, l’écrivain conserve le pouvoir d’explorer le langage pour y trouver la justesse qui manque à la parole commune. « Verbe pour les larmes : “se dérobent”. […] Verbe pour la quiétude : « comble ». […] Verbe pour l’absence : elle “bénit”. » Face à l’histoire qui engloutit les hommes, si l’écrivain parvient seulement à faire partager ce « presque rien qui enserre les choses », il peut estimer être sauvé : il nous donne encore de la lumière.

 

1. Les Coucous de Velika HocaLa Différence, 2011.