Libération, 16 mars 2006, par Mathieu Lindon

Handke domicile à récit

« L’enfant, porté par son père, effleurait le bras de celui-ci juste au-dessus du coude ; sensation de tendresse animale, toute de délicatesse ; l’enfant ne voulait rien de son père, ne le caressait pas non plus, l’effleurait simplement (24 août 1982). » Ces notations, qui s’achèvent sans point comme toutes celles d’À ma fenêtre le matin, apparaissent dès la première page de ces Carnets du rocher 1982-1987 qui couvrent une période salzbourgeoise de la vie de Peter Handke, quand il écrit Le Chinois de la douleur, Le Recommencement, Après-midi d’un écrivain et L’Absence, et se terminent « au moment précis où mon enfant achevait sa scolarité ». Comme bien d’autres pages de l’écrivain autrichien né en 1942, elles pourraient, selon son auteur, porter comme dédicace : « Pour celui que ça concerne. » Il écrit également dans sa « notice préliminaire » de 1997 : « Et si je devais donner une idée, ici, de ce qui constitue la singularité de ces carnets, je dirais peut-être ceci : des maximes et des réflexions ? Non, plutôt des reflets ; des reflets, involontaires, pour ainsi dire circonspects ; des reflets nés d’une circonspection profonde, fondamentale, et qui veulent osciller à leur tour, osciller aussi, par-delà le simple reflet, si loin que porte le souffle. »

Divers thèmes interviennent, de la Yougoslavie qui continuera à intéresser Peter Handke, à Goethe, Kafka ou Thomas Bernhard sur lesquels il exprime des opinions originales (« “L’imitation de Goethe”, à mes yeux, est une expression infiniment plus parlante que “l’Imitation de Jésus-Christ” »), en passant par des notations plus anecdotiques comme celle-ci entendue au restaurant de l’aéroport : « “Un serveur qui n’est même pas capable de sourire pourrait tout aussi bien être un client” » Peter Handke récuse le terme de sujet dont il faudrait « s’emparer », mais un des éléments les plus présents tout au long du livre est celui du récit, des mots, de l’action de raconter. On peut suivre dans la continuité. « Raconter c’est aussi effacer des traces ; les chiens ne trouvent plus ta piste », « Raconter : faire se succéder les rayons de soleil », « La lumière et l’air toujours changeants d’un objet à l’autre : ce que je voudrais tout au long de centaines de pages lumineuses et aérer pouvoir décrire et raconter », « Épopée : raconte-moi ton secret pour qu’il soit sauvegardé (si ton secret reste en toi il ne sera pas sauvegardé) », « La narration doit être une découverte, y compris pour le narrateur et en même temps : il ne faut pas raconter de découvertes préalables ; raconter signifie produire, et le récit des récits est le récit sur le récit : le récit est le personnage principal », « La dernière terre habitable pour l’âme humaine est la terre du récit (ce matin en marchant dans la brume froide de la ville) », « Découverte libératrice : ne pas avoir de sujet ; n’avoir que le récit à raconter », « Le javelot (du récit) ne part pas à proprement parler de moi, me traverse plutôt », « Raconter “prudemment”, au sens où l’on se déplace prudemment pour ne pas effaroucher une bête », « Récit, toi seul connais notre solitude (28 févr., 12 h 20, fini la Répétition) ».

Mais il n’y a pas que le récit : il y a les mots et tout ce qui conduit au récit. « Lecture couronnée de succès : je m’approprie un nouveau mot », « Chaque expérience me donne un muscle ; et c’est de la multiplication de ces muscles délicats et inapparents que naît le récit », « Le conteur muet : au fond j’ai toujours été de ces conteurs muets ; c’est depuis le mutisme que je me suis élancé dans la narration ; et c’est seulement alors, dans cet élan, qu’on m’a entendu ! », « C’est que je sens une force dans mes mains qui me poussa sans cesse à me mettre à l’œuvre, oui, à œuvrer. Et la nature de cette force ? Elle me bride, me réfrène. La force doit être ainsi ! », « Souillé par les phrases se purifier de simples mots », « Qu’est-ce que l’inspiration ? Donner vie à un mot (je me répète ?) », « Écrire : me hausser à la place qui est la mienne ».

« Vouloir prendre part à une chute de neige, à la neige qui tombe, ça existe, et c’est un désir » : il y a, dans À ma fenêtre le matin, des notations où on sent sinon le récit, du moins la narration venir. Par exemple, aussi, quand des phrases que rien au premier abord ne paraît réunir se suivent, entrecoupées juste d’une ligne de blanc. On peut lire ainsi « Il est beau de dire, au lieu de “la terre”: “l’histoire universelle”; par exemple : “J’ai beaucoup déambulé dans l’histoire universelle” », puis, juste après, « Il voulut se dérober à la douleur et elle le submergea (22 nov.) ». Ou ces simples lignes qui font tout le récit en elles-mêmes : « Le vendeur, m’enveloppant l’article dans du papier journal, hier, m’a fait penser à son fils disparu, dont le portrait, après qu’il s’était enfui de prison, avait été reproduit il y a peu dans le même journal (3 juillet 1983). » Il y a quelque chose d’émouvant dans les affirmations et les interrogations de Peter Handke au long d’À ma fenêtre le matin, un écrivain pour qui la littérature, aussi, c’est « Avérer mes mensonges » et qui en arrive à se demander : « Comment se fait-il que tant de gens à peine sortis de l’enfance me paraissent “profanés”? Ils étaient donc consacrés avant ? »