Le Magazine littéraire, mai 2011, par Thomas Stélandre

Impétueux Handke

Auteur d’une quarantaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, Peter Handke est l’une des voix les plus importantes de la littérature contemporaine de langue allemande. Également scénariste et traducteur, c’est un homme de lettres, et de convictions. En 1991, il a pris position contre l’indépendance de la Slovénie, dont il est originaire. En 1996, il a soutenu la Serbie et Slobodan Milosevic contre l’Europe entière. Jamais il n’est revenu sur ces engagements ; il les paie encore aujourd’hui. Cette radicalité est aussi celle de son écriture, sensible, érudite, parfois opaque. L’actualité nous offre quatre occasions de l’explorer Kali. Une histoire d’avant-hiver et La Nuit morave, deux récits parus en 2007 et 2008, dont Gallimard publie la traduction française, ainsi queHier en chemin, le deuxième tome de ses « carnets », chez Verdier. Et des notes de voyages, Les Coucous de Velika Hoca, à La Différence.

Difficile, pour chacun de ces textes, de se plier à l’exercice de la présentation succincte, tant la production de Peter Handke relève de l’expérience. Il n’y aura pas ici l’histoire au sens où on l’entend, mais un enchevêtrement d’idées et de sensations. Ce sont des lieux, l’abord, qui se dessinent. Par exemple une mine de potasse dans Kali, au pied de laquelle s’étend un village. Une cantatrice, « la chanteuse d’avant-hiver », y a vécu. Elle tente de retrouver un enfant perdu, qu’elle ira chercher jusqu’au cœur de la mine. Dehors, il fait presque toujours nuit. « Encore la nuit. Seulement maintenant la nuit, la nuit profonde, profonde comme il n’y en eut jamais qu’une. » Le même manteau entoure La Nuit morave. Le lieu, cette fois, est une péniche, amarrée dans une boucle de la Morava, affluent serbe du Danube. Un homme s’y réfugie depuis une dizaine d’années, un auteur qui a cessé d’écrire. Il reçoit plusieurs de ses disciples. Ce sont eux qui s’interrogent, eux qui racontent. Une menace plane, quelque chose se passe, rien n’est sûr. Il y a des questions, beaucoup, et des mots qui manquent. Il s’agit de chercher les termes exacts, ceux qui diront le mieux, quoi ? Le désir, la perte, l’idéal ; tout ce que le lecteur voudra y trouver. C’est à lui que Handke s’adresse, pour lui qu’il laisse respirer la page. À travers ces « circonvolutions de cerveau », le dialogue se noue. Il n’y a pas le choix, et ce parce que « le fait d’ouvrir la bouche, d’être contraint de parler » est « une des exigences de ce monde ». Il se sent poussé à s’y soustraire, « et pas par le biais du silence par exemple, mais justement par celui de l’écriture ». Cette nécessité du « Allez, vas-y ! Raconte » pousse Peter Handke à prendre des notes, chaque jour. La publication du premier tome de ses « carnets », À ma fenêtre le matin (Verdier), qui traversait les années 1982-1987, a révélé ce travail quotidien de compréhension de soi et du monde. Hier en chemin couvre les trois années suivantes. Comme il l’indique en prologue, l’auteur était alors « presque toujours en chemin, sans domicile fixe ». Partant, le lieu impulsant l’écriture change d’une page à l’autre : Grèce, Japon, Portugal, Angleterre… Handke s’arrête sur « les feuilles de platane qui se dentellent, posées sur l’asphalte mouillé », sur le détail d’une architecture, sur cette personne âgée ou cet enfant. Se compose ainsi le portrait fragmenté d’un écrivain dans la transcription permanente du réel. Fragmenté car, souvent, la pensée ne dure que le temps d’une phrase – si tant est que le mot convienne : aucun point ne vient calmer le débit.
De la lecture de ces ouvrages, on retiendra surtout ce rapport sensible et tendu à la langue, cette quête du sens. Les traductions de Marie-Claude Van Lendeghem, de Georges-Arthur Goldschmidt et d’Olivier Le Lay en rendent parfaitement compte, jusque dans les rythmes et modulations. Lorsqu’il travaillait sur La Nuit morave, ce dernier parlait d’ailleurs d’un « flot sinueux ». « Il faut se laisser totalement prendre par le récit et emporter », disait-il. Le conseil vaut aussi pour le lecteur.