Marianne, 1er avril 2006, par Patrick Besson

Peter Handke, au siècle dernier

Un nouveau Handke qui est un ancien (paru à Salzbourg en 1998, regroupant des notes écrites entre 1982 et 1987). Le sous-titre pourrait être un titre de Le Clézio : L’Extase matérielle. Deux grands marcheurs : Peter en forêt, Jean-Marie Gustave dans le désert. Et leur camarade le déambulateur parisien Modiano. Tous trois arpentent le monde pour le compte de Gallimard, à qui il manque un prosateur alpiniste.

Handke au mieux de sa forme préférée : la phrase isolée de son texte. Il dit qu’il n’aime que le récit mais je le soupçonne de privilégier la pensée. Il est l’auteur de fictions troubles et de pièces bizarres, qui ont plu au public cultivé européen avant que celui-ci, outré du soutien apporté par Handke au peuple serbe lors de la guerre civile yougoslave (1992-1999), ne s’en détourne avec fracas. La critique allemande elle-même n’y est pas allée de plume morte. Redevenu aujourd’hui best-seller outre-Rhin par la grâce d’un récit magnifique – si j’en crois ma belle-mère prussienne Juta von Kram, car je ne parle pas assez l’allemand pour en juger moi-même – de ses promenades à pied dans la patrie de Goethe, Handke règle ses comptes avec divers plumitifs germains qui n’en peuvent mais. Au milieu des années 80, il écrivait : « Je ne me suis encore jamais vengé – déjà ça. » Phrase plus vraie aujourd’hui. À ma fenêtre le matin est le journal d’un esprit et d’un corps d’écrivain mais ce n’est pas un journal d’écrivain. Le monde extérieur, omniprésent n’est pas le monde des lettres. Les arbres ont plus d’importance que les hebdos. Quand un homme s’exprime, ce n’est pas un éditeur mais un électricien au chômage. Pour seuls concerts de musique classique ou moderne le crincrin d’un juke-box au fin fond d’une banlieue salzbourgeoise. Et la mondanité se limite à de rares phrases échangées avec un inconnu pendant une vadrouille dans un lotissement. La chose que j’aime particulièrement chez Handke, du moins dans cette partie de son œuvre (Le Poids du monde, L’Histoire du crayon, Images du recommencement), c’est la part faite, dans chacun des textes, au silence, à l’attente, à la solitude. L’écrivain se dirige vers toujours plus de recueillement, de réflexion, de retrait. Sans que cela assombrisse le moins du monde son plaisir à vivre, au contraire. À ma fenêtre le matin peut même se lire comme une description méticuleuse du bonheur. Bonheur de lire et d’écrire, bien sûr. Surtout de lire. C’est presque un manuel de lecture. Handke se plonge successivement dans Xénophane, Épicure, Kafka, Pline, le Talmud, Hofmannsthal. Il lit avec lenteur et gourmandise, dans un silence total, comme on doit faire l’amour. Il fait l’amour, aussi. Un homme qui connaît aussi bien la littérature est très aidé dans la vie, même pour les choses les plus simples. Les livres peuvent être considérés comme des produits dopants, dont je m’étonne toujours un peu qu’ils soient en vente libre. Et qu’au fond si peu de gens se les procurent.

Comment citer des extraits d’une œuvre composée d’extraits ? La compagnie des animaux : « Le ventre mouillé de rosée du chat le matin. » Un aveu : « Écrire : se montrer sous son meilleur jour » Secret de fabrique : « Pas doué : sans confiance. » Et cette montée de terreur : « Il y a des hommes et des femmes qui, je l’éprouve avec violence, sont faits des immondices de l’enfer. » Enfin, ce plomb à Thomas Bernhard, appelé Thomas B. : « Le plus infécond des écrivains (si prolifique soit-il). »