La Revue littéraire, février 2005, par Sophie Bogaert

Ce n’est pas vraiment que Martin aime les hommes ; d’ailleurs, il a du mal à savoir ce qu’il aime, et ce qu’il est. Son passé, lui aussi, est un peu flou : « J’ai eu une enfance heureuse dont je ne parviens pas à me souvenir. Mais je sais que c’était le bon temps. » Martin, à dix-neuf ans, a trouvé un moyen de survivre : le déni. Il veut avoir oublié que son père abuse de lui depuis qu’il a deux ans ; il ne veut pas non plus savoir pourquoi Jurgen, dont il tient la droguerie et promène les chiens, est « l’homme de [sa] vie ». Ce n’est donc que vers la fin du récit qu’on apprend que le comportement de Jurgen avec sa fille de quatre ans répète étrangement celui du père de Martin avec son fils.
Afin de continuer d’exister malgré ce corps dont on lui a fait comprendre, depuis toujours, qu’il ne lui appartenait pas, le narrateur de Jupiter confond le subi et le désiré, l’amour et l’extorsion brutale. D’ailleurs, Jurgen le dit lui-même : tout est affaire de point de vue. « Que devienne donc victime celui qui décide de gémir devant son violeur. Mais que devienne amant celui qui décide d’éjaculer sous ce même violeur. » Ni bourreau, ni surtout victime, c’est donc dans la condition d’ « objet » que Martin trouve la place la moins inconfortable. Au prix, sans doute, d’une scission intérieure que le récit dévoile en crescendo « Martin » et « Moi » s’observent, se haïssent, se maudissent, se réconcilient parfois brièvement, tandis que le corps reste insensible aux pires avanies. La narration distanciée, souvent littéralement glaçante, dit à quel point la violence extérieure est intériorisée par Martin. Rien de mauvais ne peut advenir de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, lui témoignent leur attention ; le danger le plus grand est celui de la culpabilité et de la honte.
Il faut alors recourir à l’apparence d’ordre pour se préserver de l’écroulement qui menace, tout au fond : ranger encore et encore les piles de boîtes sur les étagères de la droguerie, apprendre par cœur la liste des composants des différentes lotions buccales, veiller avec un soin maniaque à la propreté du corps et à sa bonne tenue vestimentaire. De même, il importe de surveiller son langage en toute circonstance, en recourant aux locutions toutes faites ou à la généralisation afin de préserver envers et contre tout la « pureté cristalline du monde social ».

À travers cette langue à la raideur étrange, aux accents de contrainte et de convention, l’auteur poursuit son œuvre (déjà engagée dans ses pièces de théâtre, puisqu’il est avant tout dramaturge et metteur en scène) de dénonciation d’une société marchande et formaliste, qui sait trop bien se garder de tout dérangement intempestif. Pour Martin, commerce et sentiments s’équivalent, puisque « l’être humain n’a de sens que si on peut s’en servir. […] Celui pour qui il n’y a pas de demande n’existe pas ». Le roman mêle ainsi explicitement perspective politique et discours sur l’intime, au point qu’on peut lire l’histoire singulière de Martin comme la métaphore d’une conception sociale. Ainsi, le père ne fait qu’appliquer la logique endogame de toute famille bourgeoise, et la componction moraliste avec laquelle elle entend proscrire la liberté ; la monstruosité de l’inceste met au jour celle de la famille, qui force l’individu à reproduire le modèle qu’elle a érigé en absolu (reproduction dont s’acquitte sagement Martin, en choisissant pour amant une seconde figure paternelle).
La fin de Jupiter figure alors, par sa clôture, l’impossibilité de tout nouveau départ comme celle de toute révolution. Malgré l’arrestation de Jurgen, et une ébauche de prise de conscience de la part de Martin, celui-ci relance le cercle infernal de sa vie : la dernière phrase du récit, inachevée, est rigoureusement identique à la première.

Mais on aurait tort de soumettre le roman à de trop évidentes lectures politique ou psychanalytique ; plus sourdement, s’y joue une incertitude radicale liée à la nature du langage, qui barre la route au dogmatisme. On décèle ici la grande proximité entre le propos de l’auteur et celui que son traducteur, l’écrivain G.-A. Goldschmidt, expose dans son plus récent ouvrage (Le Poing dans la bouche, Verdier). L’usage que fait Martin de la périphrase ou de l’antiphrase, son hésitation têtue à nommer le crime disent par-dessus tout que les mots qui permettent de classer et d’ordonner le monde sont aussi le grand vent qui manque à chaque instant de le renverser. C’est en cela sans doute que Jupiter constitue une véritable proposition littéraire bien que « l’érection [en dise] plus long que mille mots d’une langue qui se donne pour interrogatrice et imprécise », il faut pourtant se frayer un chemin entre ordre et désordre et donner à la parole une chance de vaincre la réification.