Télérama, 11 avril 2012, par Fabienne Pascaud

Trois pièces de l’écrivaine autrichienne : toujours plus radicale, elle s’avère plus à l’aise dans la noirceur misanthrope que dans le porno dénonciateur.

Elle a toujours dérangé, l’Autrichienne scandaleuse et hargneuse qui obtint, sans même daigner se déplacer, le prix Nobel de littérature en 2004. Et pas la peine de croire que la sœur en haine du confrère Thomas Bernhard, celle qui n’en finit pas de ruminer le passé nazi de son pays, a été apaisée par la récompense prestigieuse. Désormais à l’abri des soucis financiers, encore plus solitaire, la concasseuse de langue peut au contraire se laisser aller sans compromis à sa rage et à sa radicalité, réinventant la matière même du théâtre, pour la rendre plus proche de ses éructations intimes.

Ainsi en va-t-il de Winterreise, chemin de croix obsessionnel et mortifère en huit stations, dont on se demande tout du long qui oserait même l’interpréter. L’inaltérable Isabelle Huppert ? Elfriede Jelinek y brasse non seulement son histoire (relations tumultueuses avec la mère vampire, père juif devenu fou, interné par sa femme et sa fille), mais le destin de la jeune Autrichienne Natascha Kampusch, enfermée des années après avoir été kidnappée, un fait divers qui semble ici résonner avec sa propre existence. « Je n’ai pas eu de vie », « cette femme est morte », « je ne suis rien »…, reviennent en effet en leitmotiv de ce texte lourd, étouffant, où il faut s’accrocher pour pénétrer un désespoir opaque où l’abîme n’est jamais loin. La référence du titre au Winterreise de Schubert y est davantage dans la mélancolie morbide du propos que dans l’harmonie d’une langue qui se fiche comme d’habitude de toute séduction, qui creuse la signification du mot comme sa sonorité, qui joue du rythme de la phrase comme des associations d’idées, des amalgames de clichés, des télescopages de citations (des slogans publicitaires jusqu’au vocabulaire de Heidegger). Femme de ruines et de décombres, Jelinek essaye tout pour émerger des vides, des absences d’une existence unie à l’histoire de son peuple, à la culpabilité qu’elle lui inspire, jusqu’à l’hystérie.

Avant les sonorités tragiques de ce Winterreise, il y avait eu Restoroute (1994), Animaux (2006), deux pièces où la pornographie – farce ou sadique – se faisait métaphore de l’aliénation de la femme, qu’elle soit bourgeoise apparemment consentante ou jeune émigrée contrainte d’Europe de l’Est. Avouons que le ton porno de Jelinek, même visiblement inspiré, dans Restoroute, du Così fan tutte de Mozart (comme de Musil, Cicéron ou Wittgenstein…) est insupportable. Pas par pudibonderie. Mais parce que la dénonciation de la femme-objet est si excessive, qu’elle vire paradoxalement à un moralisme masochiste. « Dire non à la douleur, c’est se dire non à soi-même », dit d’emblée une des héroïnes ; et une des bêtes sexuelles de la comédie de conclure : « Nous regardons tout le temps par terre pour voir s’il y a quelque chose de nous à ramasser. » Et si ce fatras mal digéré de douleurs et de plaisirs pouvait se métamorphoser en rigorisme inquiétant ? Au moins dans la noirceur misanthrope de Winterreise