La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2008, par Georges-Arthur Goldschmidt

Une fin de monde ?

La figure du père, soit tyran, soit lâche et lamentable est constamment présente dans la littérature allemande à travers tout le XIXe siècle, dans le théâtre de Hebbel par exemple. Il figure l’interdit, l’obstacle qu’il faut franchir pour commencer une vie d’ores et déjà étouffée.

Le père et l’officier, représentants et complices de l’ordre étaient l’incarnation même d’un Reich militaire, dictatorial et impérialement « progressiste », tel qu’il glissera aisément dans le nazisme meurtrier. Mais les pères surnageront à ce qu’ils auront fabriqué, tels le concierge viennois de Helmut Qualtinger, à l’aise autant au cœur du nazisme que confortablement installés dans la nouvelle République Fédérale des années cinquante du siècle dernier.
Cette figure devenue obsessionnelle se retrouve chez Christoph Meckel tout comme dans un remarquable roman de 1995 intitulé Im Wiesenfleck de Walter Foeslke et non traduit à ce jour.
Cette faillite des pères dans une Allemagne atone et paralysée par un passé insurmontable constitue le tissu intime, informulé du roman de Thomas Jonigk Quarante jours. L’auteur focalise sur les figures du père et du fils incestueux déjà au cœur de son livre précédent Jupiter avec un père possesseur possédé, objet sexuel, violeur violé qui personnifie, en somme, la dissolution des repères. Il y a une sorte de complicité onirique, homosexuelle et meurtrière entre le père et le fils, face à la mère objective et réaliste qui sacrifie l’animal préféré de l’enfant Jan aux nécessités quotidiennes avant de mourir écrasée.
Tout au long du livre, les fantasmes de déchirement, de dissolution, de mort, mais aussi de repos et d’abandon se succèdent, et c’est là sa force. Ils signifient les articulations profondes du monde qui entoure Jan-Jonas le personnage principal. Il y a une constante alternance de refoulements et d’explosions oniriques : « Tout d’un coup tout est là de nouveau l’une après l’autre les sensations s’avancent brutalement jusqu’à la grisaille du premier plan, Jan se détourne, il ne veut pas voir ce qu’il sait. »
La disposition typographique des débuts de chapitres est peut‑être destinée à faire voir l’effondrement de l’ordre des choses.
Il n’y a pas de faits tangibles dans l’écriture de Jonigk, les meurtres ou les viols supposés ne sont que des prolongements d’une géographie intérieure de l’inquiétude. Avec une attention extrême, le narrateur Jan-Jonas s’efforce de repérer les flux de cette zone à fleur de conscience où tous les cheminements se font à force de consistances intermédiaires et pâteuses, comme les bâtonnets de poisson surgelé, la purée de pommes de terre et le ketchup, qui reviennent à plusieurs reprises dans les deux livres. La nourriture y est comme une matière d’être. Tout se passe comme si l’écriture de Thomas Jonigk s’efforçait de dresser un rempart lisse contre la honte et la faute, comme s’il s’agissait de les transformer en matériau insensible pour redevenir innocent. Il n’y a de repérables que les lieux carrelés, les toilettes, les abattoirs, lieux où s’évacue, comme on sait, la substance humaine.
Ces flux sont ceux des quarante jours du Déluge, d’où l’autre soi de Jan‑Jonas, celui qui surnage, au plus près des orifices et des corps. L’écoulement et les liquides jouent un grand rôle dans l’écriture de Jonigk, les consistances gluantes qui glissent sur du lisse. « Jan laisse la porte se refermer doucement derrière lui dans une entité carrelée de blanc les voici maintenant inséparables, à gauche un lavabo tout en longueur comptant pas moins de six robinets rutilants, au‑dessus une cloison toute en miroirs, à droite six cabines pourvues de portes verrouillables. » Un décor sanitaire et hygiénique propre aux exécutions et aux « expériences ».
Le livre est ainsi parcouru d’allusions, non tant à un passé terrifiant et récent, que sous-­tendu par la menace permanente qui pèse sur toute marginalité dans un monde hygiénisé. C’est pourquoi, comme par dérision, l’hôpital devient un lieu refuge pour Jan qui, bien sûr, y occupe précisément la position couchée, selon un va‑et‑vient entre la position verticale et horizontale, comme si le livre tournait autour des deux principaux verbes de position de la langue allemande « être debout »(stehen) et « être couché » (liegen). On ne peut se défendre de lire ce roman, remarquablement traduit, comme une figuration d’autant plus puissante qu’elle n’est jamais théorique de la situation mentale de l’Allemagne d’après la grande catastrophe. D’où aussi la cocasserie qui l’habite. Il s’établit toute une géographie du viscéral devenu la substance d’un monde déjà mort où retentit en permanence le bruit des bombardements où tout se déroule au hasard des attouchements sous un éclairage grêle. Il n’y a plus rien à en attendre.
Ce monde du dessous est celui qui se met à nu lorsque le monde de surface cesse de fonctionner et s’enfonce dans l’abîme qu’il a lui-même ouvert. C’est ce monde sous terre vers lequel les protagonistes s’enfoncent au trente-cinquième et trente‑sixième jour, comme s’ils s’enfonçaient dans les ténèbres, avant de s’embarquer sur l’arche gigantesque aux quarante voiles de la Rédemption finale incarnée. Face de Grenouille d’une part, la représente, une fille laide qui figure peut‑être la féminité, objet d’horreur, à la fois corruptrice et tentatrice, à son insu, mais qui est aussi toute tendresse. D’autre part c’est le commissaire Wahlburg, sorte de père de substitution, énorme et massif qui semble être comme sa propre excroissance et qui éprouve de moins en moins la sensation de lui‑même. Tout se déroule au sein d’une sorte d’atonie généralisée. Tout est possible et rien ne surprend, les personnages deviennent interchangeables dans un univers voué à l’éclat de rire ultime.