La Liberté, 30 août 2008, par Alain Favarger

La création : douleur et tyrannie

Dans un beau roman baroque, l’écrivain espagnol met en scène un jeune compositeur aux prises avec les démons de l’inspiration. Entre Éros, Thanatos et folie.

La scène est dans une ville imaginaire, non loin de la mer. Entre maisons bourgeoises, terrains rocailleux, domaines en friche et oliviers tordus. Le vent y joue aussi son rôle, avec ses sifflements et le tournoiement qu’il impose aux branches des palmiers. L’histoire est celle d’un jeune compositeur, José Medir, qui vivote en donnant des leçons de piano à deux fillettes de bonne famille. Il a une compagne, Julia, qui travaille comme archiviste après avoir renoncé à une carrière de contralto.

D’emblée le roman capte le lecteur par son atmosphère étrange et la personnalité fascinante de Greta, la mère des élèves de José. Elle incite ce dernier à accepter l’offre de l’ancien directeur du conservatoire de la ville, le dénommé Ricardo Nubla. Cet homme d’influence, qui règne en maître sur les destinées musicales du lieu, a détecté le talent de José et lui a commandé une partition. Au prétexte que celle-ci pourrait lancer le jeune homme et l’imposer sur la scène internationale, José finit par accepter. Sans se douter qu’il va tomber dans les filets de cet homme mystérieux.

Le roman devient ainsi l’histoire d’une sorte de pacte faustien, José subissant, non sans flambées de révolte, la tyrannie de son mentor. Ne parvenant plus à se défaire des liens ambigus, faits de cajoleries, d’encouragements, mais aussi de menaces et de vindictes que lui impose Nubla, José voit toute sa vie chamboulée. Son amie s’éloigne de lui tout en affichant avec l’apprenti sorcier une complicité quelque peu retorse. Greta aussi, en dépit des abus manifestes du commanditaire de l’œuvre, continue de persuader le jeune musicien de persévérer. Celui-ci, entre migraines et insomnies, parvient à se sublimer mais se heurte sans cesse aux caprices et volte-face de Nubla.
On devine assez vite que le roman tout entier est une allégorie des rapports de domination entre les êtres. Et des relations malsaines, empreintes de perversité, qui dans le monde de la création artistique poussent parfois un individu à la destruction. Le personnage central est ici Nubla, un homme au passé lourd, à l’intelligence aiguë mais diabolique. C’est un manipulateur-né, un assoiffé de pouvoir, qui se sait menacé par le spectre de la vieillesse et tente de le conjurer par un dernier sursaut d’orgueil. Au détriment d’autrui. De José, le vrai créateur, dont il brise un jour le piano dans un accès de rage et de folie. D’Irene Aparicio, la cantatrice à la voix suave, dont il avait fait sa maîtresse avant de lui enlever le rôle-titre d’un opéra pour la punir de l’avoir trompé avec un autre. Sans parler du jeu trouble qu’il mène avec Julia, la compagne de José, qu’il emberlificote pour mieux attiser la jalousie du musicien et le mettre en transe créatrice.

Divisé en quarante et un chapitres subtilement agencés, voilà un roman insolite et entêtant qui ne se lâche pas une fois qu’on l’a commencé. Ne serait-ce que par le mystère et l’agacement même qu’il suscite, à la manière d’un thème musical obsédant. Même si les lieux ne sont pas reconnaissables ni définis précisément, l’histoire se passe en Espagne. Dans un climat où l’Histoire pèse, où les bonnes familles de la place ont été des dynasties de guerriers, de juges et d’inquisiteurs. Et cela se ressent dans leurs intérieurs au mobilier imposant, jusqu’à l’ombre des chambres saturées de parfums, jusqu’au linceul blanc protégeant les fauteuils et les sofas de la poussière du temps.
Il y a là également l’écho de luttes sourdes, comme celles qui opposent encore l’intrigant Nubla au mari de Greta, Ernesto Broch dont il grignote, arpent après arpent, les propriétés. Avec une avidité symbolisant toute sa frénésie de conquête et d’asservissement des autres. Dans ses basses œuvres Nubla est secondé par l’inquiétant Marias, son serviteur et factotum. Une sorte de fou fasciste, organisateur de combats de chiens délirants, avec paris à la clé, dont le but est d’affaiblir et humilier les rivaux de son maître.
Curieux roman donc, qu’il est difficile de qualifier autrement que de baroque, tant il nous entraîne au cœur de ses sombres énigmes à mi-chemin entre le réel et le fantastique. Et quel portrait terrifiant nous est donné ici des affres de la création quand celle-ci compromet l’équilibre d’un individu ! Pour quel enjeu et quelle gloire s’il s’agit de brûler son intégrité physique et spirituelle ?

Jusqu’où le génie exige-t-il un effort surhumain ? C’est la question qui court dans ce roman de Felipe Hemández, qui est né en 1960, partage son temps entre musique et écriture à Majorque, et dont on publie aujourd’hui la traduction de ce texte paru dans sa version originale à Barcelone en 1999. Un texte dense traversé de beaucoup d’angoisse qu’illuminent seulement les traces de la fougue amoureuse, quand Julia et José retrouvent des éclats d’extase dans la palpitation véhémente du désir.