Livres hebdo, 31 janvier 2003, par Jean-Maurice de Montrémy

Mémoire de dette

Andrès doit rembourser une dette. Un austère « parrain » se substitue à l’usurier, et reprend la dette à son compte, fixant des règles métaphysiques. Ce roman noir est proche de l’ascèse. Il permet de découvrir l’Espagnol Felipe Hernández.

Andrès Vigil pourtant déjà sans le sou emprunte de quoi s’acheter un violoncelle, au scandale de sa femme. il s’imagine jouant les suites de Bach comme Pablo Casals. Menacé d’hypothèque, il se rend chez l’usurier, espérant obtenir un report de sa dette.
Dans le bureau de l’usurier se trouvent déjà deux personnes, deux hommes en noir : un tueur et son patron, Alejandro Godoy. Ce Godoy, visiblement, a un compte à régler avec l’usurier. Andrès Vigil veut se retirer. Godoy l’invite poliment et fermement à rester. Andrès assiste donc, ébahi, au dialogue de l’usurier et de Godoy, angoissante confrontation d’un malfrat très ordinaire et d’un janséniste du crime. Tout est sobre, rituel, ascétique, d’un rationalisme implacable y compris l’exécution de l’usurier.
Andrès peut se croire tiré d’affaire. Godoy, hélas pour lui, reprend la dette à son compte. Godoy possède une mémoire implacable, insupportable, qui fonde son pouvoir et impose sa loi. Si bien qu’Andrès, peu à peu, passe sous la juridiction de Godoy domination d’autant plus troublante que le tout-puissant Godoy s’installe à l’étage au-dessus d’Andrès dans un appartement aussi misérable que celui d’Andrès.
Godoy reçoit là ses débiteurs. Pour le reste, il vit seul avec sa femme aveugle, et son tueur, menant une existence austère, proche du dénuement : quelques meubles, des dossiers et son matériel de peinture. Car Godoy, rongé par son incroyable mémoire, ne dort plus. La nuit, il s’introduit en silence dans la chambre d’Andrès et de sa femme. Il peint les dormeurs, malgré la totale obscurité. Il ne trouve de repos que dans la représentation du vide ou du sommeil.
Évidemment, Andrès dont le seul prénom évoque l’Homme, au sens générique ne pourra jamais s’acquitter de sa dette. Celle-ci évoque le pacte de Faust et de Méphistophélès, mais aussi les théologies les plus sombres de la prédestination. Andrès a besoin de Godoy. Godoy a besoin d’Andrès. Et le roman développe avec une logique menaçante leurs symétrie et dissymétrie de plus en plus frappantes qui s’étendent avec une géométrie rigoureuse à leurs femmes, puis aux étranges débiteurs de Godoy. Mais il y a toujours un ver dans le fruit, ou une vrillette dans le bois. Godoy se heurte à l’honnête inspecteur des impôts Jacinto Frias, figure elle-même tourmentée…
Bien qu’il s’agisse d’une parabole, ce roman évite tout symbolisme. Avec une intensité bien rendue par la traduction de Dominique Blanc, Felipe Hernández (né en 1960 à Barcelone) vise à l’essentiel. Il ne sacrifie pas l’intrigue, ni ne surcharge les dialogues. L’histoire peut être lue au premier degré. Les personnages ne sont pas des abstractions et on appréciera l’évocation toujours suggestive des ambiances, de la ville, des impossibles lointains.
Troisième roman de l’auteur, La Dette est le premier à paraître en français. il s’inscrit dans le sillage de Kafka et de Beckett, sans forcer le ton. Ce qui semble plus que prometteur.