Livres hebdo, 21 janvier 2000, par Jean-Maurice de Montremy

Delibes se libère

Si l’histoire de Cipriano Salcedo, le héros de Delibes, prend racine en 1517, elle se nourrit de l’expérience de l’Espagne du XXe siècle et permet à son auteur, de manière détournée et silencieuse, de prendre position.

S’il compte parmi les principaux écrivains d’Espagne, Miguel Delibes (né en 1920) reste peu connu en France, malgré le beau travail que mènent depuis dix ans, pour le faire connaître, les éditions Verdier, plus discrètes que ne le laissent croire leurs couvertures, orange. Comme son compatriote Gonzalo Torrente Ballester, récemment disparu, il souffre encore, à l’étranger, des années grises du franquisme. Resté en Espagne, marqué par les violences de la guerre civile, il a longtemps semblé « apolitique » alors qu’on était sommé de choisir son camp. Si son œuvre porte l’empreinte de la grande épreuve – patente dans L’Hérétique –, c’est souvent de manière détournée, silencieuse, voire angoissée.

Par son imposant format, L’Hérétique (1998) tranche avec le goût de Delibes pour le récit dense ou les formes ramassées. On peut toutefois, au début, croire à l’une de ces variations dont il a le secret quand il évoque les paysages, les personnages et les ambiances de la Castille (Verdier publie simultanément Vieilles histoire de Castille) : le grand été, les mystérieuses nuits de neige sur Valladolid, les hautes terres à moutons du Páramo, les passes montagneuses, les jours de tourmente et de pluie… Là vivent des notables, des bergers, des prêtres chasseurs de perdrix, des tanneurs, de nobles dames ou de cérémonieux médecins qui semblent s’être échappés du temps. On peut également croire à un roman historique – ce que L’Hérétique est partiellement, puisque Delibes raconte la naissance, la vie et la mort sur le bûcher, au XVIe siècle, d’un riche négociant de Valladolid : don Cipriano Salcedo. Mais on devine bientôt, à cet art de la stylisation, qu’une exigeante méditation spirituelle se cache sous les abords parfaitement accessibles du roman. L’Hérétique poursuit, avec l’expérience du XXe siècle, un débat sur la liberté de l’homme et la grâce de Dieu, fondé sur la controverse qui déchaîna l’une contre l’autre les Réformes protestante et catholique.

Loin d’asséner thèses et antithèses, Delibes évite toute abstraction. Dédié à Valladolid, sa ville natale, le livre cache sa rigueur d’épure sous le charme presque impressionniste, très sensuel, des nuances. Après un prologue en pleine mer, 1557, où l’on discute joliment de Luther, de son disciple Melanchton et de Calvin, tandis qu’une galéace hambourgeoise cabote des côtes allemandes vers celles d’Espagne, l’action commence quarante ans plus tôt, 1517, avec la naissance du futur « hérétique », Cipriano Salcedo – le 31 octobre, le jour même où Luther, à Wittenberg, s’élève contre le financement, à coups d’indulgences, de la basilique Saint-Pierre de Rome. Mais à Valladolid, ce jour-là, il est surtout question, chez les Salcedo, d’accouchement, et de la prodigieuse chaise à enfanter censée faciliter la venue au monde de l’enfant Cipriano. Sa mère en mourra.
Le thème de l’enfantement et de la stérilité sera d’ailleurs l’une des obsessions de Cipriano. Après une enfance amoureuse auprès de sa jolie nourrice, le jeune négociant se lance dans des amours tumultueuses avec une somptueuse, barbare et colossale beauté qui semble droit issue des fantasmes de Baudelaire chantant sa géante. Amours qui contrastent moins avec les inquiétudes religieuses et les exigences spirituelles de Salcedo qu’elles ne les complètent. Petit, gracile et vigoureux, don Cipriano vit des aventures à la Rubens sur le registre décharné du Greco.
Puissance des femmes ; mais aussi tableau de Valladolid à l’époque où la ville croit pouvoir encore rivaliser avec Madrid pour le statut de capitale. Charles Quint se meurt et Philippe II reprend scrupuleusement la consigne : en finir avec le Nord, et ses fantaisies. Le petit milieu des « luthériens » de Valladolid repose, pour l’essentiel, sur des isolés : une famille aristocratique de religieux et de religieuses exaltés, un dominicain grandiose, lecteur d’Érasme, un bijoutier, un grand d’Espagne tourmenté… Bref, un petit groupe imprudent, où les querelles de personnes rivalisent de sublime et d’érudition. Salcedo s’y consacre avec une profondeur et une probité sans faille. Il n’oublie pas, pour autant, les affaires : Delibes décrit avec fougue l’incroyable succès de ce solitaire timide sur le marché de la mode, des fourrures et des mantelets. Abondance de richesse, abondance d’austérité.
Dans le dernier tiers du livre, suivant une marche implacable, les thèmes se resserrent. L’Inquisition entre en jeu, tatillonne, formaliste, procédurière – attentive et sans passion, d’une logique effrayante. Loin du bric-à-brac romantique, on reconnaît dans le traitement du procès le docteur en droit que fut, dans sa jeunesse, Miguel Delibes. Puis vient la grande scène à ne pas manquer : celle de l’autodafé du 21 mai 1559, menée par l’écrivain de main de maître, sans jamais se perdre dans l’anecdote.
Cette conclusion donne au livre sa grandeur, d’autant plus forte que l’écrivain se garde de toute emphase. On n’est pas près d’oublier L’Hérétique.