La Quinzaine littéraire, 16 avril 2000, par Maryse Arrigoni

Le roman de l’innocence

« Comment taire toutes ces formes de violence perpétrées aussi au nom de la foi ? Il est nécessaire que l’Église, en accord avec le concile Vatican II, réexamine de sa propre initiative les aspects obscurs de son histoire en les jugeant à la lumière des principes de l’Évangile. »

Cette phrase de Jean-Paul II aux cardinaux (1994) mise en exergue au roman de Miguel Delibes L’Hérétique, aurait pu donner le ton du livre. On s’attendrait en effet à un violent réquisitoire contre les crimes de l’Inquisition puisque l’action du roman se situe en Espagne au XVIe siècle, en plein déchaînement du fanatisme religieux encouragé par Charles Quint vieillissant puis par son fils Philippe II. Mais c’est tout autre chose.

Bien sûr l’intolérance et la barbarie fanatique y sont implicitement dénoncées et le personnage central Cipriano Salcedo aurait pu s’apparenter au Candide de Voltaire mais c’est plutôt dans la lignée de la Félicité de Flaubert qu’il faut le situer. Miguel Delibes s’intéresse en effet comme dans toute son œuvre, au mystère des cœurs simples, de l’innocence qui transgresse tout naturellement l’interdit absolu et qui par là même condamne la cohorte de ses juges et de ses bourreaux. Ni roman historique ni roman picaresque L’Hérétique est le roman de l’innocence, le chemin initiatique d’un cœur pur – comme les aime et les rêve encore Miguel Delibes à 78 ans – qui rencontre la Réforme « comme on tombe sur une femme, par hasard » et qui va mourir pour elle sans parjure, fidèle jusqu’au bout.

La trame du récit proprement dit ne commence qu’au livre I « Les jeunes années », le long prélude étant à notre sens superflu. Catholique fervent, doté d’une conscience extrêmement scrupuleuse, Cipriano Salcedo se trouve en parfait accord avec les idées de la Réforme diffusées en Castille par le Docteur Cazalla, théologien distingué : la passion du Christ suffit seule à sauver le genre humain, pas de Purgatoire, fini le scandale des indulgences, le culte fétichiste des Saints, la vérité résidant dans l’esprit et la lettre de la Bible. Déjà dans Les Rats et dans Cinq heures avec Mario Miguel Delibes avait dénoncé l’imposture de la société catholique sous Franco. Ici, l’auteur refuse l’ironie grinçante de Voltaire qui tout en fustigeant l’intolérance, se plaisait à ridiculiser la naïveté de son héros. Au contraire Miguel Delibes nourrit une profonde sympathie à l’égard de Salcedo qui est l’antihéros par excellence. Petit, velu, d’une vigueur étonnante, il échappe par une sorte de grâce à tous les désespoirs qu’aurait pu légitimement lui inspirer sa vie.

Fils tardif et rejeté d’un père borné qui ne lui pardonne pas d’avoir coûté la vie de sa mère, il s’épanouit et se réchauffe à la tendresse absolue de sa jeune nourrice Minervina. Mis par son père, pourtant fortuné, à la rude école de l’Hôpital des enfants trouvés de Valladolid, il se lie d’amitié avec les plus pauvres, les plus rustres de ses camarades, partageant avec eux la familiarité de la mort lors des épidémies de peste ou des rites funèbres charitables de l’Hôpital. De même, il sort indemne du chagrin de n’avoir jamais retrouvé Minervina, chassée pour l’avoir – tout naturellement là aussi – initié à l’amour, puis indemne du désastre de sa vie conjugale. Ni effrayé, ni excité par les dangers encourus, il est heureux d’être admis aux assemblées clandestines de la nouvelle religion et accepte avec fierté la périlleuse mission d’aller en Allemagne rencontrer Melanchton et d’en rapporter publications et livres édifiants interdits en Espagne. Il endure enfin la torture, l’humiliation de l’autodafé et la douleur du bûcher sans blasphème, sans dénonciation, sans reniement, « sans bouger un cil », ce qui ne sera pas le cas de ses coreligionnaires. Et grâce suprême, Minervina miraculeusement resurgie vingt ans après, allégorie de son ange gardien, l’accompagnera jusqu’au bûcher comme elle l’avait fait dans la tendresse et dans l’amour : « il se repaissait de son élégante silhouette… la longe du licou dans sa main droite, qui s’ouvrait un passage parmi la foule. »

Frère romanesque d’Azarías, le simple d’esprit des Saint Innocents, Cipriano Salcedo l’est aussi des rudes paysans castillans, humbles et bons qui peuplent toute l’œuvre de Miguel Delibes. Alors que Camilo José Cela et Gonzalo Torrente Ballester, ses deux grands contemporains s’inspirent de leur Galice natale, celle-là s’enracine dans sa vieille Castille bien aimée, ses paysages de vignobles et de champs de blé, son univers rural et urbain. Cipriano résidant à Valladolid et possédant des terres à Pedrosa, L’Hérétique est aussi un instantané sans fioriture de l’humble population rurale castillane du XVIe peut-être pas très éloignée de celle d’aujourd’hui : laboureurs, bergers, métayers, piégeurs, chasseurs, muletiers d’où émergent çà et là quelques personnages truculents. Miguel Delibes les aime comme il aime aussi les chevaux – chacun y est nommé, du pur sang à la rosse la plus laide – comme il aime enfin les moments magiques d’un envol de bécasses dans la prairie ou l’affût d’une chasse au perdreau. Mais l’action centrale du roman se situe à Valladolid, ville natale de Miguel Delibes, où il vit et à laquelle l’ouvrage est dédié ; Valladolid ville royale, friande de controverses théologiques, « poussiéreuse et aride en été, froide et boueuse en hiver, sale et fétide en toute saison », Valladolid ville à deux vitesses comptant de puissants aristocrates et de riches bourgeois mais aussi un prolétariat miséreux ravagé par la syphilis, parqué dans les faubourgs, facile à fanatiser.

La même lucidité réaliste exclut toute vision manichéenne. Si les catholiques sont violemment intolérants (il n’est pas rare que les femmes dénoncent leurs maris au Saint Office) le clan des réformés n’est pas non plus tout blanc. Cipriano lui-même n’a fait vœu de pauvreté et de chasteté que tardivement. S’engageant « dans la voie d’un capitalisme naissant » il a déployé des trésors d’ingéniosité et de volonté pour agrandir le négoce paternel de laine : au magasin de la Judería qui entrepose 700 000 toisons par an, il adjoint un atelier de confection pour la pelisse fourrée qu’il a créée ; s’ouvrant au commerce avec l’étranger, il est devenu l’une des plus grosses fortunes de Valladolid. Par ailleurs, désireux de promotion sociale, il s’est fait accréditer « hidalgo » par les habitants de Pedrosa, Quant aux émois de la chair, son mysticisme ne l’en a pas toujours écarté. Sans peur de la mésalliance ni de la disparité, il a épousé Téodomira, la géante paysanne rousse surnommée « la reine du Páramo » pour son habileté à tondre les moutons, parce qu’il lui a suffi d’être excité sexuellement par sa plantureuse et blanche anatomie et le rêve de se perdre dans « sa généreuse orographie » : « posséder Téo c’était comme posséder une Vénus de marbre bouillonnant d’onde chaude ». Il se montre même très fier de son « bibelot » dont Téo est idolâtre, malheureusement la stérilité du « bibelot » décevra les espoirs de maternité de Téo qui basculera dans la folie et dans la mort. Enfin à 41 ans, profondément immergé dans sa nouvelle religion il est très troublé par la beauté de la jeune aristocrate Doña Ana.

Dissidente comme lui, refusant aussi comme lui toute délation, cette jeune femme échappera au bûcher grâce à sa beauté. Mais les membres influents du cercle réformé ne sont pas d’innocentes victimes : théologiens orgueilleux de leur magistère (De Seso, Cazalla), dominicain prétentieux (Fray Domingo de Rojas), femmes hypocrites (Beatriz Cazalla) s’entre-dénoncent et se révèlent pusillanimes et lâches, se parjurant pitoyablement pour tenter d’éviter le bûcher.

La description de l’autodafé final est quasiment cinématographique. Sa force sourde, sa tension et son écriture dépouillée nous impliquent corps et âme dans l’atroce spectacle. Nous vivons la chaleur oppressante de ce jour de mai 1559. Les diamants étincellent sur la cape de Philippe II et sur les robes noires des dames de la Cour, nous entendons les clameurs de la foule surexcitée, nous la voyons dans son débraillé hystérique, l’odeur des fagots ardents se mêle à celle des churros, la bannière du Pape, l’étendard de l’Inquisition et le blason brodé de Saint-Dominique flottent à peine ; après les vociférations ou les hurlements des suppliciés, nous percevons le silence déçu du public devant la mort résignée, sans larmes, sans plainte de Cipriano Salcedo, point d’orgue de ces scènes infernales dont l’Église aura mis plus de quatre siècles à faire repentance.

Les excellentes éditions Verdier font paraître en même temps, dans leur collection « Otra memoria », dirigée par Raphaël Carrasco, 17 histoires parues en Espagne en 1981, traduites à présent par Rudy Chaulet. Construites sur le thème du retour au village d’un émigrant, elles disent toutes l’archaïque beauté, au début du siècle, de cette vieille Castille paysanne, figée dans l’immobilisme, la superstition et la pauvreté, monde sauvé cependant par ses fortes relations communautaires et sa symbiose profonde avec les forces de la nature.