Le Temps, 14 novembre 2002, par Jean-Charles Gateau

L’enfance d’un héros sous le franquisme naissant

Le tableau d’une famille conservatrice et bondieusarde peint par Miguel Delibes retrace douze années décisives de l’histoire espagnole, de la chute de la monarchie à la fin de la guerre civile.

« Les rats, c’est bon ! » Frits, avec un filet de vinaigre, la moitié d’une miche de pain et une rasade de la piquette locale, c’était souvent, dans les années 1950, l’ordinaire du paysan pauvre des coins perdus de Castille. Et qui a lu Les Rats de Miguel Delibes (de 1962, traduit chez Verdier en 1991) n’a jamais oublié cette peinture dense et forte de la misère villageoise, de ses rites et de ses personnages.

Avec L’Étoffe d’un héros (Madera de héroe, 1987), Delibes a choisi de nous donner une fresque beaucoup plus vaste, subdivisée en trois livres, s’échelonnant du 11 février 1927 à la victoire franquiste de 1939, parcourant donc la chute d’une monarchie, le triomphe d’une république laïque et franc-maçonne aiguillonnée par l’exigence de justice sociale d’un peuple misérable, le putsch d’un quarteron de généraux traîtres à la Constitution et trois ans d’une guerre civile atroce. Le centre autour duquel gravite cette vaste fresque est un garçonnet de bonne famille mi-aristocratique mi-bourgeoise, Gervasio de la Lastra, 5 ans à la première ligne, 17 ou 18 à la dernière.

Il y a du monde dans le palais blasonné du comte de Padrolongo, Don León de la Lastra, dit « papa León », le grand-père maternel de Gervasio : sa grand-mère Obdulia, sa mère Zita, qui s’est mésalliée avec Telmo, un fils de mercier devenu docteur en médecine, naturopathe voltairien soupçonné de panthéisme (l’abomination !), tante Cruz, épouse d’un conservateur à tous crins, Felipe Neri. Si l’on ajoute l’oncle Vidal, Crucita et Rosita, sœurs aînées de Gervasio, et la domesticité, la blanchisseuse bihebdomadaire, le chauffeur de la Buick, la vieille bonne « Madame Zoa » qui reporte toute sa passion sur le petit Gervasio et la jeune bonne Amalia qui a le printemps dans la culotte, on est bien parti pour une saga, tandis que tout autour de ce havre du conservatisme bondieusard, les quartiers populaires sont en ébullition.

Or donc, le 11 février 1927, le duvet et la crinière du petit Gervasio se hérissent de la tête aux pieds, comme un chien prêt à la bagarre, en écoutant les marches militaires dont « papa León », jadis carliste en béret rouge, l’abreuve du matin au soir. Cette horripilation excite la moitié de la famille : c’est un signe du Ciel ; pour les bigotes, il deviendra un prélat, voire un saint. Pour « papa León » et l’oncle Felipe, il sera un héros militaire, et cet oncle lui offre tout son attirail d’officier qui ne s’est jamais battu. Ces crises se déclenchent régulièrement dans les grandes excitations, et le docteur Telmo souhaite le calme et craint l’épilepsie. Le garçon retient surtout l’obligation de devenir un héros. La mort de « papa León » ne déclenche pas de crise (« Les héros sont des êtres détachés », conclut l’oncle Felipe), mais de savoureuses querelles sur le partage de l’héritage. Par contre, lors des processions, Gervasio entre en transes devant les statues du Christ martyrisé.

Le premier livre a tracé le cadre. Le second sera celui du collège, pendant lequel la menace vague qu’on appelait « grabuge » se déclenche : la révolte des classes dangereuses, l’abdication du roi, l’arrivée de la République, les pauvres redressant la tête et réclamant la justice. En ville, manifestations, émeutes, échanges de pierres et de tirs. La famille cache un jésuite qui n’a pas fui au Portugal, peint la République comme athée et démoniaque, enseigne à ses élèves à être impitoyables, dirige le combat. Gervasio y prend part et discute avec ses copains endoctrinés : comment être un héros ? est-ce la cause que le candidat héros défend et pour laquelle il se sacrifie (la croisade de Franco) qui fait le héros ? Ou peut-on être héros pour une autre cause que la bonne ?

La troisième partie donnera la réponse. Gervasio et quatre ou cinq amis sont maintenant en âge de se battre, ils devancent l’appel pour servir dans la marine. Pistonnés par l’oncle Felipe, ils seront affectés après un stupide apprentissage sur le voilier-école, et le naufrage du Baleares, sur le croiseur Juan de Austria qui sillonne les mers tempétueuses – nausées, paniques sous les bombardements – pour barrer le détroit de Gibraltar, ou guetter près de Malte les cargos maquillés qui fournissent les républicains en armes russes. Gervasio (devenu le matricule 377A) a des doutes sur le sympathique quartier-maître Pita qui semble aveugle quand les autres postes signalent une ombre suspecte. Il le file lors d’une permission, le voit transmettre des documents, lui en parle. Oui, Pita avoue, il aide les républicains pour venger l’assassinat d’un frère innocent et martyrisé. La conclusion des copains : leur devoir est de dénoncer le traître. Ils le font, Pita sera fusillé. De longs débats s’ensuivent : Pita, parmi nous, volontairement, était un héros, son sacrifice anoblissait sa cause. Mais alors les autres, tous les autres ? C’était la même chose dans les deux camps, concluent-ils. La forte peinture de la guerre civile sous son angle naval est un attrait complémentaire de ce roman riche et prenant.