La Croix, 19 septembre 2002, par Jean-Maurice de Montremy

Miguel Delibes, entre Goya et Buñuel

Dans un roman où le tragique, le comique, l’insolite et le pathétique font bon ménage, le grand écrivain espagnol s’interroge sur l’histoire de son pays.

Ce jour-là, le petit Gervasio fait sensation. Alors qu’il écoute sur le phonographe familial Bérets rouges, la marche militaire favorite de son grand-père, ses poils se dressent, ses cheveux se hérissent. L’aïeul, ancien officier des guerres carlistes de 1879, y voit un signe du ciel : l’enfant a l’étoffe d’un héros. Nous sommes le samedi 11 février 1927, note tout de suite un vieil oncle scrupuleux, lui aussi saisi par la divine surprise. Le reste de la famille – pour le moins pittoresque – émet des avis partagés. Pour certains, Gervasio serait plutôt un futur saint, condition préférable à celle du héros. Pour d’autres, il ne s’agit que d’un cas d’horripilation nerveuse. Le diagnostic est établi, notamment, par le père de Gervasio, médecin non conformiste qui prétend soigner par les principes « naturistes », homéopathe avant l’heure.

Miguel Delibes (né en 1920) nous introduit ainsi dans le vieux « palais » des comtes de Pradoluengo, au cœur d’une ville qui pourrait bien être Valladolid, sa ville natale. Si la fiction et la fantaisie – entre Goya et Buñuel – nous placent bien dans un roman, le sens profond du livre et l’évolution de Gervasio renvoient à sa propre expérience. Enfant d’une famille pieuse de notables, Miguel Delibes s’engage en 1938 dans la marine de guerre nationaliste, alors que la guerre approche de la fin. C’est aussi le cas de Gervasio. Et, comme Delibes, Gervasio découvre la complexité des êtres, la précarité des convictions et le cruel revers de l’étoffe héroïque.

Cette approche mixte explique le caractère nuancé, très surprenant, d’un texte haut en couleur. L’enfance de Gervasio au « palais », où vivent oncle, tantes et cousins sous le regard de quelques domestiques non moins fantasques, ne verse jamais dans la charge ou la farce qui pointent si souvent leur museau. Confite en dévotion, nostalgique d’une fortune perdue, férocement divisée par les héritages, toujours se querellant pour ou contre les idées « modernes », cette famille se découvre plus affectueuse, plus généreuse qu’on ne l’attendrait.

L’ambiguïté se confirme avec la deuxième partie, au cours de laquelle Gervasio, devenu lycéen, découvre les premiers effets de la République, puis les débuts de la guerre civile. Des jésuites qui se cachent, des prêtres hantés par l’apocalypse, des sœurs terrifiées, des collégiens qui veulent en découdre… Le tragique, le comique et l’insolite font bon ménage. Et Gervasio – dont les crises d’horripilation deviennent plus rares – ne doute toujours pas de sa vocation héroïque, bien que son affection pour son père et pour plusieurs « républicains » (ou tenus pour tels) s’approfondisse.

Le roman culmine dans la troisième partie quand Gervasio se confronte, avec ses camarades, à la Marine et à la réalité des combats. Une nouvelle fois, le grandiose, le grotesque et le pathétique s’entrecroisent, permettant à Miguel Delibes de compléter cette fresque peu banale de la province espagnole face à la guerre civile. On s’en doute, plus Gervasio avance, plus la cause « héroïque » le laisse perplexe. Du côté des Rouges comme des Croisés, le malheur, l’injustice, la bêtise, l’horreur, semblent interchangeables. La souffrance n’a pas de camp, les victimes sont partout.

Paru en 1987 à Barcelone, L’Étoffe d’un héros a marqué un tournant dans la carrière déjà longue de Miguel Delibes (son premier livre date de 1947) et confirmé sa place éminente parmi les écrivains espagnols. Onze ans plus tard, dans L’Hérétique (traduit en 2000 chez Verdier), il confirmera la profondeur et l’originalité de sa réflexion sur l’Espagne. Comme si son œuvre était, depuis toujours, sous des formes différentes, un seul et même exercice spirituel.