La Liberté, 22 avril 2000, par Alain Favarger

Miguel Delibes pourfend l’obscurantisme de l’inquisition

Dans L’Hérétique, l’un des écrivains les plus féconds de la littérature espagnole recréé les soubresauts de la Renaissance. Un plaidoyer pour la tolérance.

Né en 1920, le romancier Miguel Delibes a une œuvre prolifique derrière lui, centrée sur la Castille profonde dont il connaît si bien les rudes paysages et les mentalités paysannes. Vie des petites gens, destins de marginaux, préjugés traditionalistes, échos douloureux de la guerre civile, ses livres témoignent tous d’un sens aigu de la critique sociale. Mais Delibes possède l’art du conteur, la passion des mots et du rythme qui emballe le lecteur. Preuve en est son dernier roman, El Hereje (L’Hérétique) , publié en 1998, traduit aujourd’hui en français et qui a eu un grand retentissement en Espagne.

Dans ce fort volume, qui se lit avec avidité, l’auteur renouvelle à sa manière le genre du roman historique pour brosser une fresque étonnante du XVIe siècle.
En parallèle avec Manuel Vásquez Montalban, auteur tout récemment d’un remarquable roman sur les Borgia, la dynastie sulfureuse d’origine catalane, Delibes restitue les ors et la pourpre de la Renaissance. Cette ère d’humanisme flamboyant, riche d’inventions, de découvertes, mais sans fin traversée de violences. L’Hérétique nous renvoie à Valladolid, alors cité prospère de vieille Castille par où la Réforme a tenté sa percée en Espagne.

La nourrice adorée

Le roman tourne autour de la vie de Cipriano Salcedo, le fils d’un riche marchand et propriétaire terrien. Signe du destin, le garçon naît en 1517, l’année même où Luther placarde ses fameuses 95 thèses contre les indulgences sur les portes de l’église de Wittenberg. C’est le coup d’envoi de la Réforme, ce vaste mouvement qui s’implantera surtout en Europe du Nord tout en ayant de nombreuses ramifications dans les pays lointains.

Cipriano naît, sa mère meurt en couches. L’enfant est confié à une jeune nourrice, mais sera poursuivi par la rancœur de son père qui lui reproche la mort de sa femme adorée. Minervina, la nourrice, sera donc son modèle, son initiatrice à l’adolescence, la source même de son univers fantasmatique. Une femme dont, séparé, il n’aura de cesse de retrouver la trace dans ses amours d’adulte.

Successeur de son père, Cipriano renforce l’assise sociale de son clan, mais entre aussi en contact avec les protestants qui clandestinement tissent un réseau dans la péninsule. Jusqu’au jour où le Saint-Office brise dans l’œuf la propagation des idées nouvelles. Mis au fer, couvert de chaînes, le héros subit les basses œuvres de l’Inquisition, de la torture au bûcher. Si le sort réservé à Cipriano est prévisible dès le début du livre, ce dernier développe une vaste fresque à la fois historique et intimiste de l’Espagne de l’époque.

Évocation gourmande

Le plaisir du texte provient ici de l’art du conteur, habile à pénétrer dans les arcanes d’une famille aisée de la Renaissance. L’auteur met une sorte de gourmandise proche du roman picaresque à évoquer la chronique des Salcedo. Défilent les épisodes, les scènes burlesques ou graves. On est ainsi témoin de l’obstination du père à retrouver femme. Or, dans l’illusion des plaisirs de la chair, le naïf se laisse berner par une entremetteuse digne des plus sombres tableaux de Goya. On découvre également les amours tendres de Cipriano et de Minervina, reproduction vivante, le sexe en plus, de leurs épanchements d’antan. Plus tard, l’adulte devenu puissant seigneur s’entiche de la fille d’un éleveur de moutons, Teodomira, dont la peau laiteuse lui rappelle sa chère nourrice.

Caustique, malicieux, Miguel Delibes multiplie les rebondissements, enchante son lecteur par la richesse lexicale et métaphorique de ses descriptions. Puis le récit bascule, l’Histoire fait tomber le voile noir de la tragédie sur Valladolid et la maison des Salcedo. C’est d’abord Teodomira, l’épouse de Cipriano, qui sombre dans la folie faute de pouvoir engendrer. Ce sont ensuite les foudres de l’Inquisition qui s’abattent sur la tête de l’hidalgo dans un délire de fanatisme.

Sommets d’aveuglement

Le roman se métamorphose alors en plaidoyer pour la tolérance et la liberté de conscience. À travers un portrait à charge des rois catholiques sourds à tout esprit de finesse, voire à tout sens de l’économie. Se privant comme ils l’avaient déjà fait en 1492 lors du bannissement des juifs de quelques-uns des éléments les plus dynamiques d’Espagne. La France n’échappera pas à ce processus à pareille époque pour atteindre des sommets d’aveuglement au XVIIe siècle sous Louis XIV.

Incisif, truculent, le roman de Delibes offre ainsi le plaisir rare d’une évocation historique minutieuse doublée d’un portrait intimiste qui frise la perfection. Le sens de la dérision, une certaine volupté de l’expression ne sont pas ici les armes les moins redoutables. À la veille de ses quatre-vingts ans, le romancier a su dans ce livre faire vibrer tous les feux de la littérature. Un vrai régal.

À lire aussi chez le même éditeur Vieilles histoires de Castille (traduit par Rudy Chaulet) une suite de dix-sept récits évoquant le retour dans son village d’un émigrant à la Belle Époque. Dans un style dépouillé c’est la confrontation d’un regard transformé par l’exode avec l’immobilisme et les superstitions de la communauté d’origine. Les paysages de la terre natale n’ayant rien perdu, eux, de leur beauté archaïque.