Libération, 22 octobre 1992, par Jean-Baptiste Harang

Miguel Delibes est né un dimanche, jour de sainte Edwige, le 17 octobre 1920. Le surlendemain, El Norte de Castilla, « journal indépendant de Valladolid, fondé en 1854 », sort de deux semaines de grève des typographes. On peut lire à la une que les troupes espagnoles ont obtenu un « triunfo brillante » en occupant Chechaouene au Maroc et, page 2, que la femme de l’avocat et directeur de l’école de commerce, don Alfonso Delibes, a donné le jour à un garçon. L’enfant a grandi, il vient de fêter soixante et douze ans, et chaque mardi il se rend au journal El Norte de Castilla qu’il dirige avec d’autres depuis quarante ans. Il y entra en 1940, comme caricaturiste.

Miguel Delibes est né un dimanche, au numéro 12 de l’allée des Récolletos qui fut pendant quelques années l’avenue du Général-Franco, parenthèse refermée comme un effort pour oublier. Aujourd’hui il habite à deux rues de là, mais on peut lui écrire à l’adresse suivante : « Miguel Delibes, Espagne », car tout le monde sait en Espagne que Miguel Delibes vit et écrit à Valladolid, et, à Valladolid, personne n’ignore qu’il habite au huitième étage de cet immeuble cossu.

Delibes est l’écrivain castillan le plus populaire du pays, ses cinquante livres, dont dix-sept romans, passent allégrement chacun les cent mille exemplaires, il est traduit en trente langues, adapté au cinéma et au théâtre, il récolta tous les prix littéraires que l’Espagne distribue, et son dernier roman, Dame en rouge sur fond gris, en est à sa onzième édition. Voici trois ans, lorsque Camilo José Cela, l’autre grande figure de cette génération d’écrivains espagnols, reçut le prix Nobel, il déclara, avec la générosité facile de ceux qui viennent d’être servis, que seul Delibes en Espagne aurait mérité cette récompense.

Contrairement à ce qu’on entend en espagnol où le deuxième « e » se prononce comme s’il portait un accent, Delibes est un nom français, celui de Frédéric, le grand-père né à Toulouse, neveu de Léo Delibes, le compositeur de Coppélia. Frédéric était ingénieur aux chemins de fer, il vint en Espagne construire le ferrocarril entre Alar del Rey et Santander, perça un fameux tunnel (que son petit-fils installera en 1950 dans son roman le plus célèbre, Le Chemin), et épousa une jeune fille basque, fondant ainsi la branche hispanique de la famille Delibes : « Du moment où il a franchi la frontière, mon grand-père n’a jamais plus prononcé un mot de français, ni jamais remis un pied dans son pays d’origine, mon grand-père était névrotique, je crois. Mon père aussi, d’ailleurs. Et moi, bien sûr, j’ai suivi. » Delibes sourit, cette supposée névrose a peut-être nui au grand-père Frédéric dans ses responsabilités d’ingénieur puis de commerçant, peut-être joué des tours à Alfonso, le père, lorsqu’il dirigeait ses affaires ou l’école de commerce de Valladolid, mais l’écrivain ne s’en plaint pas, il se plaît à se déclarer « bourru, ennemi des protocoles, des conflits et des foules », il ajoute volontiers, avec une exquise politesse, qu’il déteste parler aux journalistes… à moins que ceux-là se passionnent comme lui pour la chasse et la pêche, la truite et la perdrix.

Certes les apparences sont contre lui, Delibes est né en ville, il vit en ville, il dirige un journal et fut longtemps titulaire de la chaire de droit commercial de l’université de Valladolid, Miguel Delibes n’est pas un citadin mais un hombre del campo, un homme de la campagne : « Si je n’avais pas eu sept enfants à élever, je ne me serais jamais installé en ville, je passe aujourd’hui trois jours par semaine et trois ou quatre mois pleins par an à Sedano, le village que j’ai adopté, qui m’a adopté, entre Burgos et Santander. » Le livre que publient aujourd’hui les éditions Verdier, Les Saints Innocents (traduit avec grâce par Rudy Chaulet), referme ce qui fut réuni en Espagne sous le titre de La Triologia del campo, une trilogie qui démontre une sacrée suite dans les idées sur plus de trente ans, puisque le premier roman, probablement le plus célèbre de Delibes, Le Chemin, date de 1950 (il fut publié en français par Gallimard en 1959 et, depuis, mis au pilon), le second, Les Rats, est de 1962 (Verdier 1990, pour la version française), et, donc, ces Saints Innocents, publiés initialement en 1981 (et non pas en 1989, comme Verdier l’écrit par erreur).

Azarías est le plus innocent du livre, il sait parler aux oiseaux, ne leur dire que deux mots, « busarde jolie » (milana bonita), il sait compter jusqu’à onze dans l’ordre, un peu plus loin dans le désordre, « il se pisse sur les mains pour ne pas avoir de crevasses », il sait comme personne diriger les palombes vers les fusils des invités de son maître, le señorito Ivan, il sait obéir, il sourit, figé dans un âge immuable où il ne se voit pas vieillir, il sait jusqu’où un homme peut se soumettre, et quelle que soit son « innocence » ou sa « sainteté », son sursaut de dignité sera le dénouement tragique et pur du livre. Azarías n’est qu’un des saints innocents de cette trilogie de la campagne, Delibes y décrit un monde qu’aujourd’hui il sait perdu, des figures en osmose avec la nature, où le savoir n’est pas celui des puissants, ne s’acquiert pas par l’argent mais par l’intelligence presque physique de son milieu. Ainsi dans Les Rats, Nini, le jeune garçon de onze ans, est le dépositaire encyclopédique de tout ce que la communauté du village aura besoin de connaître face aux incertitudes de la vie et de la nature, il est pourtant un analphabète convaincu. Là aussi, la logique de l’innocence engendre la tragédie. Il y a du Giono dans ce romancier-là.

« J’aime la marginalité, dit Delibes, notre normalité forme un monde avec ses règles, mais tous ces marginaux forment un monde à eux avec sa logique interne, lorsque ces deux mondes se rencontrent, il y a des accidents. Mes personnages ne correspondent plus guère à la réalité de la campagne d’aujourd’hui. Le village n’est plus une unité rurale. Disons que mes livres sont le testament de ces gens-là. Cela n’a plus de sens d’attendre (en castillan, « attendre » se dit « espérer »), d’attendre une récolte pendant tout un roman. Le progrès, c’est mettre la machine en face de la nature, est-ce un progrès ? Des espèces animales disparaissent, c’est trop cher payé. J’écris sur les anciens, mes contemporains me semblent avoir moins de personnalité, être plus uniformes. Les perdrix et les truites sont devenues des produits industriels, il va falloir raccrocher les fusils. » Et, pour se débarrasser aimablement du journaliste, Miguel Delibes résume sa théorie littéraire en comptant sur ses doigts : « Mon œuvre repose sur quatre piliers : 1, l’enfance ; 2, la nature ; 3, le prochain, les autres ; et 4, attendez que je me souvienne, il y en a bien un quatrième, ah oui, 4, la mort, bien sûr, la mort. Vous savez, tout cela est très simple, le nouveau roman, je connais, mais ce n’est pas mon affaire, c’est une expérience, pour moi, un roman repose sur trois piliers : 1, un homme ; 2, un paysage ; 3, une passion, cette fois le compte y est. »

Mais rien n’est si simple. Depuis 1945, chaque jour que Dieu fait, Miguel Delibes se met à sa table de 10 à 13 heures (à Sedano mieux qu’à Valladolid), et écrit, à la main et dans l’ordre, sans peur de raturer, son livre en cours : « Depuis que j’ai découvert qu’on étudiait mes livres à l’Université, je m’applique pour compliquer un peu la tâche des étudiants. J’ai connu peu de difficultés, mes trois premiers romans ont été censurés sous Franco, mais la censure était beaucoup plus souple pour mes livres que pour mes articles, elle n’était pas directement politique. Je me souviens qu’on m’avait fait enlever un passage où un train se renversait, laissant perdre sa cargaison d’oranges, cela leur paraissait insupportable, à une époque où l’on avait faim. Après la mort de ma femme [en 1974, ndlr], j’ai connu trois années de quasi-stérilité, j’écrivais autre chose, des livres sur la chasse, des livres de voyage que j’aurais écrits en plus grand nombre si je n’avais pas cette peur panique de l’avion. »

Sous la photo souvenir de son épouse Angeles, Miguel Delibes est trop modeste, l’importance de son œuvre ne repose pas uniquement sur la force de ses évocations d’un monde disparu, mais sur la qualité intrinsèque de son travail littéraire, travail sur l’écriture (quand le traducteur ne le trahit pas), et l’invention sans cesse renouvelée de formes romanesques. Cinq heures avec Mario, disponible en français aux Éditions de La Découverte (1988), montre un exemple de cette originalité formelle : le livre, rédigé en 1966, s’ouvre sur le fac-similé d’un faire-part de décès, puis décrit une femme qui veille le corps de son mari défunt. Elle attrape une bible sur la table de nuit, son mari y avait souligné quelques versets. Commence alors le déroulé des chapitres : chacun commence par un des versets choisis par le défunt, suivi des réflexions qu’il inspire à sa veuve. Ainsi se reconstitue un portrait, décalé, en creux, d’un personnage à travers le discours de celle qui, de toute évidence, ne l’avait pas compris. Cinq Heures avec Mario fut adapté avec un grand succès au théâtre ; de même, l’adaptation cinématographique des Saints Innocents par Mario Camus, avec Francisco Rabal dans le rôle d’Azarías, fit le tour des télévisions du monde. Miguel Delibes se souvient que, lorsqu’on appela Rabal sur scène pour recevoir un prix d’interprétation, il s’empara du micro, le caressa comme on caresse une bussarde jolie et, avec la voix d’Azarías, murmura : « Milana bonita, milana bonita. »