Libération, 28 septembre 2006, par Jacques Durand

Le fin du fin de la faena

Un livre recense les moments forts de l’histoire taurine. Un choix discutable, forcément…

Évidemment, on ne peut jurer que les faenas sélectionnées par Pierre Arnouil et Ignacio de Cossío sont dans l’absolu les plus grandes faenas du xxe siècle. Il se peut qu’un torero modeste, genre El Niño de l’Usine à Gaz ou Gitanillo de Port-Bou, ait accouché d’une pure merveille du côté de la Alberca de Zancara et en l’absence de tout témoin important. On veut dire sans qu’un grand critique taurin n’y assiste et ne la coule dans le marbre de sa prose, comme Don Modesto, qui ne l’était guère (modeste) question hyperbole, le fera pour saluer le divin chauve El Gallo après son œuvre du 15 mai 1912 à Madrid : « Que toute l’eau du Jourdain retombe sur la brillante calvitie de l’artiste ! Saluons le catéchumène, chapeau bas et un genou à terre. Salut à toi, ô Gallo ! Phénix de la tauromachie contemporaine ! » Un peu d’ironie peut-être ?

À part goûter le boudin noir local ou visiter sa tante, qu’irait en effet foutre le grand revistero à la Alberca de Zancara ? Pepe Luis Vázquez, par exemple, et qui n’est certes pas un éteint de l’habit de lumière, a, de son propre aveu, réalisé un de ses chefs-d’œuvre à Lucena, qui est un trou-du-cul du monde taurin. Autre objection : aucune de ces Grandes faenas du XXe siècle n’a pour cadre l’Amérique du Sud, ou la France. Toutes sauf trois (une de El Juli à Saragosse, une de José Tomás à Barcelone et une de Joselito à Santander) ont eu pour cadre Séville ou Madrid. Alors rien à Valencia, Bilbao, Cordoue, Pampelune, Bogota ou Mexico par exemple ? Et le grand truc de Victoriano de la Serna le 25 juillet 1933 à Valencia lorsqu’il créa la « passe des fleurs » ? Et l’immense machin tout de la gauche d’Armillita au toro Nacarillo de Piedras Negras à Mexico le 15 décembre 1946 ? Et la magie gitane de Cagancho à Tolède le 9 mai 1927, qui fera avouer au critique Corrochano que ces « choses gitanes se sentent, se chantent, se pleurent, mais ne peuvent s’écrire » ?

On pourrait multiplier les exemples ou, comme dans le préambule par ailleurs louangeur de l’édition espagnole rédigé par Camilo José Cela, regretter dans cette anthologie l’absence de maestros comme Cagancho, Lalanda ou Niño de la Palma. Le cas de ce dernier avait pourtant de quoi retenir les auteurs. Sa faena de présentation comme novillero à Madrid en mai 1925 rendra historique sa chronique par Corrochano dans ABC du 28 mai grâce à sa formule, au demeurant assez banale, passée depuis comme pure trouvaille littéraire : « Ese muchacho que es de Ronda y se llama Cayetano. » Ce gamin qui est de Ronda et se nomme Cayetano. Même objection pour Gitanillo de Triana, oublié du florilège, lui dont les véronicas oniriques ont, le 13 mai 1930 à Madrid, arrêté la montre et fait bondir la plume de ce même Corrochano : « Dis-moi, Gitanillo, est-ce que ton cœur s’arrête quand tu torées ? »

Cela dit, la clameur des grandes faenas choisies résonne non sans raison dans l’histoire de la corrida de Rafael El Gallo à El Juli et, affirment les auteurs, qui ne cachent par leur subjectivité au moment de les choisir, « sont suffisamment caractéristiques et évocatrices pour résumer l’évolution du toreo ». Ces moments choisis impriment l’histoire taurine de plusieurs façons. Soit ils se situent comme sommet dans l’art d’un torero, soit ils interviennent dans sa carrière pour en infléchir le cours, soit ils font bouger fortement les lignes de l’art de toréer. Exemple du premier cas : la faena de Manzanares au toro Clarín de Manolo González à Madrid le 22 mai 1978. Exemple du deuxième cas : la faena au toro blanc d’Osborne Atrevido qui, en mai 1966, permit à Antoñete, au bord de l’abandon, de relancer sa carrière. Troisième cas : la faena de Chicuelo à Corchaíto à Madrid en 1928 où, pour la première fois, un torero a lié des passes, des naturelles en l’occurrence, en série. Mais Cossío et Arnouil auraient pu citer la faena de Manolo Vázquez au Corpus de Séville en 1981 où, après tant d’années de tauromachie de profil, le « sorcier de San Bernardo » a remis la tauromachie de face sur le devant de la scène.

On comprend qu’un autre volume serait bienvenu. Celui-là, publié en Espagne en 2001, recense trente faenas traitées toutes selon le même patron : fiche cuisine sur l’époque, extraits de comptes rendus de la course par les grands chroniqueurs du moment, de Don Modesto à Joaquin Vidal, commentaire du torero lui-même et présentation d’icelui par les auteurs.

À la fin du livre, une question, sans réponse, se pose : qu’est-ce qui caractérise une grande faena ? L’unanimisme ? Apparemment non, et les auteurs jouent légitimement sur les appréciations divergentes, mais sans les expliciter. La faena de Manzanares à Clarín, encensée par Zábala dans ABC, sera minimisée par le terrible Alfonso Navalón dans Pueblo. Pour Zábala, et après la sortie par la Grande Porte de Manzanares, « on a porté en triomphe et on a fait sortir par la porte de Madrid la vérité éternelle de cette très difficile profession ». Pour Navalón, « Manzanares a tiré son épingle du jeu… mais on ne l’a encore jamais vu à Madrid aux prises avec un vrai toro ». Quelques mots sur le conflit opposant ce dernier au torero auraient éclairé cette restriction. Sur la faena, brindée à l’actrice Geraldine Chaplin, d’El Cordobés à Séville le 20 mai 1964 (deux oreilles et la queue), les auteurs convoquent le compte rendu de Cañabate, qui a ce jour-là préféré Diego Puerta, pour l’opposer à celui de Carvajal du journal Pueblo, qui écrivit que Séville avait consacré « un génie » . Les auteurs auraient pu préciser que Pueblo était à la solde d’El Cordobés, ce qui n’enlève rien à sa dimension du jour. La titraille des deux quotidiens sera éloquente. Cañabate, dont El Cordobés n’était pas la tasse de thé, titrera hypocritement sur « le fouet des muletiers » dont le « carillon » avait su chanter la bravoure des toros de Nuñez. Carvajal, via Geraldine, fera son titre sur Charlie Chaplin, comparant le génie de l’acteur à celui du « Cyclone de Palma del Rio » et regrettant à la fin de l’article de n’avoir pas vu « le chapeau melon de Charlot rouler aux pieds d’El Cordobés ». Le rapprochement entre les deux, loin d’être artificiel, véhiculait un lapsus pervers et incorrect : la suggestion à contresens qu’El Cordobés était un charlot.

La dissonance des opinions sur les faenas est structurellement cacophonique. L’éleveur, le torero, l’aficionado n’ont pas le même angle intellectuel de vue. D’où les désaccords. Exemple : la faena de Paquirri à Madrid face au toro Buenasuerte de Torrestrella, le 24 avril 1979 : deux oreilles. D’un côté, Paquirri l’a commentée comme un des moments dont il se sentait le plus orgueilleux ; de l’autre côté, elle a été sacquée par Zábala et Navalón. Zábala : « Ces toreros, comme Paquirri, à la tauromachie facile et au style sportif, ces authentiques athlètes, trompent souvent le public en s’agitant sans cesse. » Navalón, qui avait méchamment baptisé Paquirri « l’express de Barbate » : « Je ne me rappelle de rien de bon. De rien de moyennement torero et estimable. Avec la cape et avec la muleta : une usine à passes lancée à plein rendement. »

Qu’est-ce qu’une grande faena ? Quelque chose comme le cœur des tortues marines qui continue de battre longtemps après qu’elles ont été ouvertes et vidées par le couteau du compte rendu. Question subsidiaire : faut-il prendre à la lettre les chroniques taurines ? Réponse : heu…