L’Humanité, 26 octobre 2000, par François Mathieu

Écrivains en état de vigilance lucide

Trois romans d’Autrichiens pour comprendre, sortir des clichés danubiens et cesser aussi de voir les Autrichiens comme un peuple broyé « entre Hitler et Jésus Christ ».

Joseph Winkler se penche sur le monde paysan d’où il est issu, Gert Jonke évoque le destin d’Anton Webern et Robert Menasse celui d’un intellectuel juif dans la Vienne d’après-guerre.

Trois romans autrichiens traduits en français et qui paraissent en même temps et chez le même éditeur (Verdier) constituent un événement. Pour le plaisir de lire trois romans exceptionnels d’une littérature vivante, forte, violente. Et aussi pour comprendre une Autriche fondamentalement autre que celle des clichés tenaces, qui mêlent les bals scintillants et bariolés de l’empereur, le déchirant destin de la belle Sissi, le beau Danube bleu et les confiseries au chocolat dites «  boules de Mozart ». L’événement n’est cependant pas le fruit d’une opportunité. Ces traductions étaient déjà en chantier – à l’instigation de Jean-Yves Masson, directeur de la collection « Der Doppelgänger » et grand connaisseur des littératures de langue allemande – avant que le parti de Jörg Haider ne partage le pouvoir avec Wolfgang Schüssel. Mais elles tombent franchement bien !

Thomas Bernhard écrivit un jour : « Intellectuellement coincés entre le catholicisme et le national-socialisme, nous avons grandi et nous avons été finalement broyés entre Hitler et Jésus Christ en tant que reproductions de leurs images, faites pour abêtir le peuple. » Cette caractéristique autrichienne ne date pas d’aujourd’hui. La Contre-Réforme, qui allait produire dans les villes (et aussi parfois en rase campagne) les joyaux du  « croissant baroque », suscita et entretint parallèlement dans les culs de vallées un catholicisme populaire, franchement païen – la foi du charbonnier ! Foi traditionaliste et culte du chef – nous y sommes.

Accueilli à ses débuts par la critique comme un écrivain (critique) du terroir pour avoir écrit cinq romans uniquement sur son village natal (en Carinthie), Joseph Winkler, qui a avoué dans Le Serf : « Je déteste tellement cet endroit que je ne pourrais jamais vivre ailleurs », y est aujourd’hui pratiquement interdit de séjour. Et pourtant !

Dans Quand l’heure viendra, il reprend un vieil usage local et, durant tout son récit aménagé comme un « moritat » – ces longues complaintes traditionnelles allemandes – avec pour refrains conclusifs des bouts de prières, il en fait une métaphore de la mort (et de son refus). Un vieil usage voulait que les paysans fassent pourrir des ossements d’animaux dans une jarre, puis qu’à l’aide d’une plume de corneille ils badigeonnent le produit ainsi obtenu autour des yeux et des oreilles, sur le ventre des chevaux, pour en éloigner les taons et autres insectes. Mais Winkler remplace ici les cadavres d’animaux par les dépouilles mortelles de trente-six habitants du village et, ce faisant, décrit le quotidien, conte l’histoire de son (?) village sur des dizaines d’années. C’est un récit funèbre, mais non morbide en dépit de détails horribles sur la décomposition des corps, écrit pour rappeler qu’une des pires choses de notre civilisation est le refus de la mort. Dans ce monde (paysan), la mort est partout ; elle est dure, cruelle, mais ce serait falsifier les choses que de vouloir la taire. En littérature, le monde paysan est un monde vu d’un lointain extérieur, naïvement idéalisé, gravement hypothéqué par le mythe du retour à la terre. Winkler, fils de paysan, le décrit de l’intérieur, comme un monde extraordinairement dur et difficile, un monde du travail et de la pauvreté. Mais s’il ne l’idéalise pas, il ne le juge pas non plus ; sauf que son regard lucide et froid ne passe pas sous silence les traces profondes laissées par le nazisme dans ce milieu. Quand l’heure viendra s’achève sur un déjeuner de la Toussaint où sous le crucifix (un juif !), pendant que les femmes s’affairent à la cuisine, « trois vieillards, qui ont survécu à deux guerres mondiales et s’attendent à tout moment à une troisième », vitupèrent l’Autriche actuelle (peuplée de «  vauriens » et de « fainéants ») et chantent la louange d’Hitler et de sa politique. Plongés dès l’enfance dans les organisations de jeunesse nazies, jamais touchés par un vrai travail de dénazification, ces gens n’ont pas idée de la monstruosité de leurs opinions ; ils sont les victimes capables par leur ignorance de produire d’autres victimes.

Et puisque les gens de son village (élargi) ne veulent pas ouvrir les yeux sur leur propre obtusion et ne voient en lui qu’un nestbeschmutzer – celui qui salit son propre « nid », sa famille, sa patrie –, Josef Winkler voyage… pour voir ailleurs les manifestations parallèles à celles d’une Autriche morbide, étouffante, propice au désespoir et au suicide. Le prochain livre de Josef Winkler que publiera Jean-Yves Masson est un livre sur l’Inde ; vous savez : les bûchers funèbres au bord du Gange !

Parmi les trois romanciers – Gert Jonke, Robert Menasse et Josef Winkler –, Jonke (lui aussi né en Carinthie !) est certainement le moins engagé dans son ouvre, alors qu’il est à la tête de toutes les manifestations contre l’extrême droite et ses complices. Dans La Mort d’Anton Webern – en un clin d’œil aveugle –, résultat narratif de longs travaux de recherches et d’écritures, dont un scénario pour la télévision, Jonke évoque le destin d’un artiste dans une société viennoise qui a toujours méprisé ses grands novateurs, et donc ce que signifie être, dans ce pays (et ailleurs !), un véritable artiste. En septembre 1945, le troisième grand représentant de l’École de Vienne (1. Arnold Schönberg, 2. Alban Berg) est froidement abattu par un soldat américain qui, cuisinier, se livrait au marché noir et craignait d’être dénoncé ; après dix jours d’arrêt, l’assassin est simplement renvoyé chez lui ! Lui-même musicien, Thomas Bernhard – encore lui ! – dit que la musique autrichienne est épouvantable, que les Autrichiens n’ont aucun goût ! Jonke, (dé)montre que les choses sont plus complexes : pour être le grand musicien qu’il était, un compositeur d’une extrême exigence artistique, Webern fut obligé toute sa vie de diriger des opérettes qu’il exécrait. Or l’opérette, cliché viennois, produit populaire et sirupeux, n’est pas si méprisable que ça : Gustav Mahler lui doit beaucoup ; ou encore, n’est-ce pas en parodiant, en dépassant la sensualité baroque, ou en la refusant, que se construit la modernité ? Dans son ouvre à portée universelle, Jonke ne sépare pas la poésie de la poétique, l’objet de la réflexion devenue elle-même objet, les conditions de l’écriture des possibilités de l’objet décrit. Webern n’a pu se construire dans son ascèse musicale qu’en refusant au quotidien une part de lui-même ; et c’est peut-être le destin de l’artiste (autrichien ?) de ne pouvoir être lui-même qu’en repoussant une partie de soi-même, cette culture dans laquelle il a baigné – on ne se construirait bien qu’en s’opposant !

Robert Menasse est, parmi les trois, l’écrivain le plus romancier dans un sens traditionnel – celui de Diderot ou de Sterne (dont l’héroïne de La Pitoyable Histoire de Leo Singer, Judith Katz, a lu le Tristram Shandy). Il aime raconter ; il aime les rebondissements. Leo Singer, étudiant en philosophie, né au Brésil de parents juifs chassés de Vienne, a suivi ceux-ci, lorsqu’ils sont rentrés d’exil. Mais la société viennoise est pesante, soumise à l’ordre moral, lourde de tout son catholicisme séculaire, et les parents de Leo ont honte d’être juifs : à Noël, ils décorent l’arbre de Noël et chantent des chants chrétiens. Voilà l’explication secrète qui explique pourquoi Leo Singer est un intellectuel raté. Avec pour maître à penser l’essence même de la philosophie allemande, Hegel, Leo Singer rêve de bâtir un système et remet toujours à plus tard le moment du vrai travail philosophique. Le livre pourtant paraîtra, qui devrait changer le monde, et il s’en vendra… deux exemplaires. Menasse trace ainsi le bilan (ironique) de l’élite intellectuelle autrichienne de l’après-guerre (le roman va jusqu’à la fin des années soixante-dix), et c’est un terrible échec, parce que cette élite s’est repue d’idéalisme et a cru que c’est par les idées que l’on change le monde. Outre Leo Singer, il y a l’oncle – en fait son vrai père –, qui s’est réfugié dans la collection des ouvres d’art, et Judith, qui de l’ironie passe à la drogue. Tous sont touchants, parce qu’ils fuient une réalité qu’ils n’osent affronter : ils portent en eux le poids de l’histoire. La Pitoyable Histoire de Leo Singer est l’un des volets d’une trilogie,Philosophie de l’obscurcissement de l’esprit, que Jean-Yves Masson publiera intégralement. Pour Menasse – qui a écrit par ailleurs sous ce titre un opuscule philosophique, cette fois non ironique –, après le rêve des Lumières, la machine s’est emballée et est repartie en arrière, pour arriver aux pires moments de l’histoire passée.

Récemment, Robert Menasse dit à propos des intellectuels de son pays que, pour pouvoir discuter, il faudrait avoir face à soi des esprits, même mauvais, même malfaisants, mais que les esprits ont disparu, qu’il n’y a plus d’intelligence, tout juste des médias. Comme il a dit, en philosophe, que Haider était une chance pour l’Autriche ! Haider tomba à pieds joints dans le piège en disant : « Vous voyez, Menasse dit que… ! » Menasse, qui, bien sûr, ne confond tout de même pas Haider avec Hitler, rappelait ainsi que la démocratie c’est aussi la lutte des opinions, et que l’ébranlement provoqué par la résistible ascension du gouverneur de la Carinthie pouvait réveiller un pays enlisé depuis 1945 dans les magouilles et les négociations perpétuelles entre deux partis (socialistes et droite conservatrice) pour se distribuer les postes au coup par coup. Dès février, d’aucuns avaient prôné un boycottage forfaitaire de l’Autriche. Et après ? Non, une position de vigilance lucide extérieure vaut mieux, qui exige de nous de (re)lire Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek et les autres… Josef Winkler, Gert Jonke, Robert Menasse, pour comprendre et ne pas réduire les Autrichiens – en octobre 1999, 73 % n’ont pas voté Haider – à la seule image d’un peuple broyé entre Hitler et Jésus Christ. En des temps de crise, le roman sert aussi à cela.

 

Quand l’heure viendra, Josef Winkler, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, éd. Verdier

La Mort d’Anton Webern, Gert Jonke, traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean, éd. Verdier

La Pitoyable Histoire de Leo Singer, Robert Menasse, traduit de l’allemand par Christine Lecerf, éd. Verdier