Livres hebdo, 17 juin 2011, par Fabienne Jacob

Variations sur un divan

Robert Ménasse sonde l’amour et la différence des sexes avec une verve comique inépuisable.

Coup double pour Robert Ménasse : l’essayiste et romancier né à Vienne publie simultanément un roman et des nouvelles. Deux ouvrages qui ont en commun un goût invétéré pour le comique et les titres énigmatiques. Don Juan de la Manche est un nom-valise qui commence par le nom d’un célèbre séducteur et finit par celui d’un non moins célèbre idéaliste. Chacun peut dire Je1le titre du recueil de nouvelles, est tout aussi intrigant. Dans chacune de ces nouvelles, un événement de portée internationale – enlèvement d’un industriel par la Fraction armée rouge, chute du mur de Berlin –  s’invite au plus intime de l’existence d’un narrateur. L’Histoire ne se taille pas une grosse part de gâteau dans Don Juan de la Manche, mais plutôt les gâteries. Gâteries parfois très pimentées. Une expression à prendre au sens propre dans l’incipit, puisqu’on y voit Christa, la maîtresse de Nattant, le narrateur, piler des piments avant de le masturber. S’ensuit une longue digression sur l’absence de désir, qui a pour postulat de base un paradoxe: «Je n’ai jamais eu une vie sexuelle aussi débridée qu’en ce moment, où le sexe m’ennuie. » Explication quelques lignes plus loin: « La nervosité nuit beaucoup plus que l’ennui à la virilité. » Ces réflexions aussi drolatiques que désabusées sur le désir sont au centre du roman. C’est à sa psychanalyste (normal ! on est à Vienne…) que Nattant livre le récit de ses déboires successifs, de ses années d’études à celles de la maturité: mariages, tentatives de séduction finissant toutes par patauger dans la boue de l’échec. Mais notre homme a de la vitalité à revendre. Une rencontre finit toujours par rivaliser avec la précédente en matière de burlesque. Après moult troussages de femmes arborant des prénoms en « a », il rencontre Alice, féministe grand teint – années 70 obligent – et grande prêtresse anti-pénétration, cette pratique étant jugée trop favorable au plaisir masculin. Il se retrouve nu sur le lit avec elle. Soudain le matelas se met à bouger et vibrer de toutes parts. Quelques lignes plus loin, Ménasse abat sa carte: ce sont les marteaux-piqueurs d’un chantier voisin qui ont pro-duit ce rythme infernal et non ce qu’on pensait ! Un mélange d’humour et de lucidité qui rappelle Woody Allen et le Philip Roth de Portnoy et son complexe. Les réflexions sur le dévoiement du journalisme sont tout aussi désopilantes. Nathan est chargé de la rubrique « Vie » qui est ensuite rebaptisée « Life style ». Le changement de nom en dit long sur la dégradation du métier. À travers cette parodie jubilatoire du « roman d’apprentissage », Ménasse brosse un portrait de notre société livrée à une postmodernité dérisoire. Où celui qui se rêve en don Juan ne peut, in fine, être qu’un Don Quichotte !

 

1. Chacun peut dire Je, Jacqueline Chambon, septembre 2011.