Télérama, 5 octobre 2011, par Marine Landrot

Sexe, mensonges et viennoiseries

Fils de Woody Allen et de Philip Roth, l’Autrichien Robert Menasse a deux obsessions : le sexe et la déliquescence de son pays. Son Don Juan de la Manche est l’un des plus remarquables romans de la rentrée.

Avec un nom pareil, on s’attend à trouver la trogne de Robert Dalban. Mais non, Robert Menasse est un quinquagénaire grand, élastique, lunaire. Un Woody Allen dégingandé, vêtu de noir de la tête aux pieds, qui tient ses promesses électroniques. En effet, facétieux de nature, il avait demandé par courriel s’il fallait qu’il attende à l’aéroport de Vienne avec une rose entre les dents, en signe de reconnaissance. Et il est passé à l’acte sans complexe. L’imperméable fané, la rose fraîche, il guette la journaliste française derrière ses grosses lunettes, dans le hall des arrivées. Pour l’instant, hors de son Autriche natale, les Bulgares sont ses plus grands lecteurs, ce dont il s’amuse. Ainsi que les Hollandais.

En voiture, direction le quartier juif de Vienne, son QG devenu raisonnablement bobo, où il trouve sans difficulté une place pour se garer : « Vous avez vu comme c’est triste et vide, ici ? Vienne est une ville sinistre, déserte, où personne ne sourit jamais. » Girardigasse, une petite rue en pente, descend vers Naschmarkt, le quartier préféré de Robert Menasse. Il pousse une épaisse porte métallique : « Je vais vous montrer mon bureau. » Le hall de l’immeuble est un puits de lumière ouvert sur le ciel, d’où sont visibles toutes les portes des appartements, peintes de couleurs vives, du rez-de-chaussée jusqu’au dernier niveau. Quel est cet empilement d’étages circulaires en pierres grises, ornés de rampes de bois verni ? Un vieux donjon ? Une ancienne prison ? Une réplique viennoise des Bouffes du Nord ? Robert Menasse a l’œil qui frise. Il chuchote la réponse : « C’était un bordel ! En bas, vous aviez un comptoir avec la tenancière, et le client montait par ce petit escalier que vous voyez là ! Derrière chaque porte, il y avait un type de femme… »

L’écrivain évoque ce lieu dans son recueil de nouvelles Chacun peut dire Je, où l’on peut lire ceci : « Lorsque j’ai emménagé dans cette maison, vivait encore dans l’appartement voisin de droite un certain Franz Gätner, agent de police à la retraite et locataire de puis 1938. “Ah, racontait-il, fallait voir comme on les a toutes chassées à coups de serpillière, les Juives hongroises, les Gitanes roumaines, les servantes bohémiennes au chômage, tout ce bétail syphilitique !!!” Le peuple avait besoin d’espace, on voit bien dans cette maison quel espace ces messieurs venaient conquérir : des cellules étroites, parfaitement conçues pour la satisfaction aussi rapide que bon marché de plaisirs bestiaux, et les filles allaient le payer très cher, maintenant. » Si Robert Menasse a pris l’habitude de travailler également dans une petite maison qui appartenait à sa grand-mère, à la frontière tchèque, au bord d’un lac, rien ne vaut pour lui ce lieu de débauche déchu, propice à l’écriture de ses livres, traversés par deux obsessions : le sexe et la morbidité de sa nation.

Paraissant en cette rentrée, son roman Don Juan de la Manche (sélection Télérama-France Culture) l’a posé en Philip Roth autrichien. Il y raconte les échecs familiaux, sexuels et professionnels d’un Juif viennois, qui se confie à sa psychanalyste sur un ton pince-sans-rire d’un haut cynisme. Le héros est journaliste, et son métier l’oblige à toujours plus de compromission, pour se conformer aux exigences de la « Vie », la piteuse rubrique dont il a la charge : « Les directeurs nous avaient demandé un “rajeunissement”. Cela voulait dire que, en plus de la nouvelle mise en pages (des images plus grandes et plus nombreuses), nous devions dorénavant cibler nos sujets en direction des 19/39 ans, avec une petite fenêtre sur les 39 à 49 ans, qui représentaient pour ainsi dire la deadline : la “Vie” avait lieu avant 39 ans, après 49 ans il n’y avait plus rien, 49 ans marquait une limite de fer, épaisse et absolue. Donc, plus jamais de dentiers dans la “Vie”, avait résumé Tenner, notre directeur. »

Robert Menasse avoue que la presse lui tombe aujourd’hui des mains. Il se souvient que son père, Hans Menasse, ancienne star du football devenu patron des médias autrichiens en seconde carrière, avait recours au journal pour communiquer avec son fils. « Mes parents étaient divorcés. Quand je rendais visite à mon père le week-end, il ne savait pas de quoi parler avec moi, alors il prenait un quotidien, m’en tendait un autre et commentait les nouvelles. À l’époque, et jusqu’aux années 1980, il était possible de trouver une véritable analyse de l’actualité dans la presse. Aujourd’hui, ce ne sont que des phrases posées les unes à côté des autres. Je m’énerve tous les matins en lisant mon journal, habitude dont je ne peux pourtant pas me défaire… » Longtemps, Robert Menasse a fait figure en Autriche d’intellectuel d’opposition, connu pour son « ironie existentielle ». Aujourd’hui, il se désintéresse de la politique intérieure de son pays, qui achève de le désoler : « L’autre jour, le ministre des Finances autrichien a carrément dit que les critiques qui commencent à fuser contre les grandes banques lui rappelaient l’Holocauste ! Je suis frappé par la méconnaissance de l’Histoire dans le monde d’aujourd’hui. »

Le roman qu’il est en train d’écrire ne se passera pas à Vienne, mais en Belgique, sur fond de Commission européenne. « Il y a quatre ou cinq ans, j’ai sombré dans la dépression. À force de vouloir comprendre mes contemporains, j’ai absorbé toute leur angoisse. Chaque époque a une idée fixe à laquelle on l’identifie. Avant, c’était la liberté ; maintenant, on a remplacé cette notion par celle de sécurité. N’est-ce pas désespérant ? » Incommodé par le nuage des cigarettes que Robert Menasse fume à la chaîne, son voisin de restaurant se crispe dans son costume trois-pièces aux couleurs d’automne. Le petit bonhomme ovale au teint pâle, qui riboule derrière ses lunettes d’écaille rondes, marmonne à l’écrivain d’arrêter cette tabagie, avant de quitter la salle à petits pas outrés. « C’est un peu fort ! Vous savez qui c’était ? Un homme richissime ! Le plus grand marchand d’art contemporain de Vienne. Il a fait fortune avec les milliers de cigarettes que les artistes ont fumées pour créer leurs œuvres. Et il ose dire que ma fumée le dérange ! » Pour un peu, Robert Menasse lui aurait cassé la figure. Mais la violence ne lui sied pas, depuis ses souvenirs de pension, hantés par les bagarres et les sévices des surveillants : « J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence dans la peur, caché sous les draps la nuit, rasant les murs le jour, pour ne pas me faire remarquer et ne pas prendre de coups. »

Platon fut son sauveur. Traduire le grec ancien au collège lui procura les plus grandes émotions intellectuelles de son existence : « Entrer dans la pensée de quelqu’un, en comprendre soudain tous les rouages, quelle ivresse ! » Puis, au cours de ses études de philo à la fac, Robert Menasse s’est éloigné de Platon pour se rapprocher de Hegel, « le penseur le plus drôle de l’Histoire. Grâce à lui, quand j’ai une idée, j’essaie toujours de penser immédiatement son contraire. »

Et Robert Menasse de prévenir que tout ce qu’il vient de dire dans l’entretien pourrait se retourner comme un gant. Avec cette constance, qu’il croit incurable : son incapacité à se sentir « compatible ».