Transfuge, septembre 2011, par Oriane Jeancourt

Pathétique Don Juan

Déjanté, Robert Menasse raconte, dans Don Juan de la Manche, les errances sexuelles d’un homme en perte de sens. Jubilatoire !

On ne facilite pas la vie des hommes. Personne ne leur apprend plus à aimer. L’amour tragique, l’amour passion, l’amour adultère, l’amour conjugal, l’amour libre, des concepts terminés, enfouis sous les débris de la modernité. Comment, aujourd’hui, aimer sans passer pour bourgeois, ridicule, ou, pire, dépassé ? Difficile errance que l’amour contemporain. Et c’est dans ce joyeux labyrinthe que l’écrivain Robert Menasse nous mène avec son dernier roman Don Juan de la Manche. Entre le libertin et le sieur à triste figure, l’écrivain autrichien compose son bréviaire amoureux. Son essence se résume par cette fabuleuse première phrase du roman « Le jour où Christa a pilé des piments entre ses mains avant de me masturber et de me demander – pour reprendre ses mots – de l’enculer, j’ai compris toute la beauté et la sagesse du célibat. » Leçon inaugurale professée par ce Viennois, disciple de Peter Handke : lorsque la sodomie devient aussi banale qu’une conversation de comptoir, l’amour est en péril.

Commence alors, à partir de cette décisive vision, une confidence hilarante d’un homme, à la moitié de sa vie, qui n’a jamais réellement désiré celles qu’il a aimées, qui n’a réellement aimé que celles qu’ils n’a jamais pu combler, tout en désirant vigoureusement celles qu’il n’aimera jamais. Son credo pourrait être le « Mille e tre » de Don Giovanni. Il multiplie les conquêtes croyant ainsi accompagner le mouvement de la vie, puisque, comme il aime à le répéter : « Je ne veux pas vivre dans la mauvaise direction. » Seulement, au cours de cette quête amoureuse version 21e siècle, la légèreté lui est interdite. Au lendemain d’une nuit d’amour avec une collègue, il se rue aux funérailles de ses parents. Ce chevalier de l’amour moderne n’a pour lui que « le courage de la lâcheté  » pour affronter les femmes qu’il rencontre dans les bureaux du journal viennois où il officie à la rubrique « Vie » ou dans les chambres d’hôtels qu’il loue pour l’après-midi. Pathétique, ce Don Juan contemporain l’est assurément : lorsqu’il se retrouve dans un lit entre une femme aimée et son meilleur ami, il ne parvient qu’à glousser de désespoir face au fiasco de leur triolisme. Ainsi, une des scènes les plus drôles voit le narrateur discuter avec une féministe, fidèle au dogme des années 70, qui revendique l’amour libre, mais juge dégradante la pénétration. Joyeuse frustration au nom de l’amour qui se termine ainsi : « Finalement, ça revenait toujours à une sexualité orale : nous parlions, nous parlions. Alice n’exigeait pas la monogamie. Cela ne lui faisait rien s’il y avait dans ma vie d’autres femmes que je ne pénétrais pas non plus. »

Difficile de ne pas entendre l’humour yiddish accompagner cette quête frénétique de désir, comme le suggère le nom de la psychanalyste, Hannah Singer, référence woodyallenienne et hommage discret à l’auteur de Shosha.

Mais, très vite, la présence la plus forte s’avère celle de Philip Roth. On devine l’ombre de Nathan Zuckerman planer sur le périple de ce survivant de la révolution sexuelle qui, à l’instant crucial de l’orgie, s’échoue sur l’existentiel ennui. L’homme de Menasse et celui de Roth sont des jouisseurs orphelins d’une civilisation disparue, héritiers d’une culture juive sans cesse présente à leur mémoire. Lorsque Roth transgresse les tabous du puritanisme américain, Menasse, lui, fait vaciller la lassitude morale autrichienne et sa mauvaise conscience. Il dépeint un être irrémédiablement vieux et survivant, déjà persuadé «  qu’il est plus important de vivre que d’être heureux ». Le poète Vallejo écrivait que l’homme est « un mammifère triste qui se peigne », le Don Juan de Menasse est un mammifère triste qui couche avec des femmes.

Car le narrateur, avant d’être un amant déçu, est un triste penseur, un homme abandonné par la culture. Il ne trouve pas de livre pour lui dire comment aimer, ni même comment souffrir d’amour. Alors qu’il entre dans cette époque qui est la nôtre, où, pour la première fois, les images sont plus nombreuses que les livres, il ne se reconnaît pas non plus dans le sombre dominateur du Dernier Tango à Paris incarné par Marlon Brando, ni dans les regrets vieillissants de l’ancien époux deScènes de la vie conjugale. Ni film, ni livre ne lui décrivent son désir qui refuse de devenir amour et son amour qui ne parvient pas à désirer.

Et pourtant, le narrateur de Menasse n’a pas perdu tout espoir de connaître l’amour. Et c’est justement au cœur de la civilisation européenne, qu’il croit que l’amour peut ressusciter, dans cette vieille réserve de mélancoliques éléphants, il croit à la possibilité d’aimer. Ne choisit-il pas pour le titre du roman deux des œuvres emblématiques de l’histoire européenne : Don Juan et Don Quichotte ? Et si la culture contemporaine ignore son errance amoureuse, le passé demeure à sa portée. Pour comprendre l’amour, il faut revenir, lui dit l’une de ses maîtresses, à la sagesse antique. La vérité appartient à Tirésias, dont le mythe raconte qu’il a été homme, puis transformé en femme et que, grâce à cette expérience, il a résolu l’énigme de tous les amants : qui ressent le plus de plaisir, l’homme ou la femme ?

Parce qu’il avait ainsi acquis un tel savoir, Tirésias fut puni par Hera et devint aveugle. Comme Homère, Tirésias se retrouve alors le non voyant errant, fournissant les premiers récits de l’humanité. Que nous suggère Menasse en invitant Tirésias dans ses pages, sinon que la fiction a peut-être été inventée pour résoudre l’énigme du plaisir ?
Menasse n’est pas Tirésias mais il nous console de ne rien comprendre à l’amour contemporain.Don Juan de la Manche se révèle une petite bible d’amour pour séducteurs et impuissants, jouisseurs et abstinents. Et n’en déplaise aux actuels prestataires de la question amoureuse qui accaparent les têtes de gondole des supermarchés, penseurs de la virilité en péril ou viriles prêtresses de la guerre des sexes, l’amour survit et il s’amuse, avec un talent romanesque fou, de leurs menaces apocalyptiques.