Le Monde, 7 décembre 1990, par Jean-Louis Andréani

Le matador immobile

Au début du siècle, la rivalité entre Juan Belmonte et Joselito marqua, selon l’expression de Claude Popelin – le plus grand expert taurin français – « un moment d’apogée de la tauromachie. » Ce mano a mano de plusieurs années enchanta les aficionados espagnols, probablement plus encore que la concurrence, quelques décennies plus tard entre Antonio Ordonez et Luis Miguel Dominguin, dont Ernest Hemingway assura la chronique avec la gourmandise et aussi l’absence totale d’impartialité que l’on sait.
Juan Belmonte était laid, faible physiquement, souvent malade, et faisait passer les toros trop près de lui. Il fut souvent « pris » par l’un de ses adversaires, et l’on disait de lui qu’il fallait aller le voir avant qu’il ne soit tué. Joselito était bien plus beau, vigoureux, élégant et plein d’aisance. Mais c’est lui qui mourut dans l’arène.

Rival chanceux de Joselito, Belmonte fut surtout l’un des fondateurs de la tauromachie moderne. Le premier, il toréa les pieds vissés au sol, ralentissant la charge, enroulant le toro autour de lui dans les plis de l’étoffe. Avant Belmonte, les toreros bougeaient, ne cherchaient surtout pas à ce que le toro les serre jusqu’à tacher leur habit de son sang. Après Belmonte, ils tentèrent de retrouver la manière de celui qui était devenu un modèle. Aujourd’hui encore, l’immobilité du matador, la fixité de ses pieds pendant les passes, restent l’un des « juges de paix » de la corrida et contribuent à la beauté et à l’émotion que peut dégager le travail à la cape ou à la muleta.

Belmonte pouvait encore revendiquer un autre titre pour entrer dans la légende de l’aficion : sa vie est un vrai roman d’aventures. Enfant pauvre et disgracié de l’Espagne andalouse, il fut l’archétype de ces maletillas qui, leur baluchon rapiécé sur le dos, erraient de village en élevage, à la recherche d’une occasion de sortir de l’anonymat, se frottant dans des plazas minables à des toros assassins, blessés plus souvent qu’à leur tour par ces animaux qui « savaient le grec et le latin ».

Tout comme, bien plus tard, El Cordobes, Paco Ojeda et beaucoup d’autres moins connus, Belmonte apprit à toréer à la sauvette, troublant la paix de la nuit dans les marais andalous où pâturaient les troupeaux, jouant à cache-cache avec les gardes à cheval. Tout comme El Cordobes, il serra les dents face à la faim, la peur, la douleur, habité par l’obsession de s’en sortir en devenant un grand matador.

C’est cet acharnement que raconte Manuel Chaves Nogales, l’un des biographes de Belmonte, dans son livre Juan Belmonte matador de taureaux, qui vient d’être publié en français. Mais, à travers les souvenirs du matador recueillis en 1935, Manuel Chaves Nogales raconte bien plus que cela.

Évidemment, il y a probablement un peu de légende : Belmonte, par la voix de son biographe, raconte que, s’il toréait tout près de l’animal, c’est parce que, lors de ses débuts nocturnes et aventureux dans les champs, il ne fallait pas laisser sortir l’animal du faible halo des « deux quinquets au carbure » que trimbalaient les apprentis toreros. Cette explication faisait sourire Claude Popelin : pour lui, c’est bien plutôt la quasi-incapacité physique de Belmonte à courir qui l’obligea, puisque ses jambes lui refusaient leur service, à inventer cette immobilité magique.

L’important, ce sont les tribulations de Belmonte racontées dans un mélange de sérieux et d’humour froid – dont on ne sait si le mérite en revient au matador ou au biographe – qui éclaire tout le livre. L’intéressant, c’est la fraîcheur et l’apparente sincérité de ces souvenirs qui mêlent la vie dans les faubourgs misérables du sud de l’Espagne, l’accueil – qui horrifia Belmonte – réservé aux immigrants à New York, ou les curieuses habitudes galantes des femmes mexicaines.

Et, lorsque le matador devenu propriétaire terrien évoque l’agitation dans les campagnes andalouses au début des années trente, il parvient même à donner, en quelques pages, une idée limpide de la tension qui montait dans ces années-là entre les deux moitiés de l’Espagne avant de déboucher comme inéluctablement, sur la fureur de la guerre civile.