L’Humanité, 21 août 2003, par François Mathieu

Les hommes de Komprechts sont mauvais

Avec Machine arrière, Robert Menasse est sans pitié pour une Autriche jugée hypocrite et petite-bourgeoise.

Dans La Pitoyable Histoire de Leo Singer, Leo Singer, étudiant en philosophie, né de parents juifs qui avaient fui l’Autriche avant l’Anschluss, s’était épris de Judith Katz, qu’il avait connue au Brésil. Mais l’amoureux fou, partageant son bain avec la femme désirée, au moment de passer à l’acte, se lançait dans un discours sur la philosophie totale et définitive du post hégélianisme, la reprise de La Phénoménologie de l’esprit là où Hegel s’était arrêté, discours ponctué de considérations sur l’opportunité d’une manifestation antifasciste et de son pendant – l’objet d’un ouvrage qui devrait changer le monde et se vendra à deux exemplaires. Dans ce qui est en fait le deuxième volet de sa trilogie, Philosophie de l’obscurcissement de l’esprit, Robert Menasse traçait ainsi le portrait des intellectuels autrichiens dans la Vienne de l’après-guerre, gavés d’idéalisme et persuadés que c’est en produisant des idées que l’on révolutionnera le monde.

Avec Machine arrière, changement de décor pour une démonstration complémentaire. Au début de 1989, Roman rentre du Brésil et s’installe chez Anne, sa mère, laquelle a lâché son bon emploi chez le docteur Weixelbaum, vendu son appartement viennois, acheté aux enchères (pour le montant de sa mise à prix) une ferme à Komprechts, une bourgade à la frontière tchèque, et épousé Richard, un mécanicien à peine plus âgé que Roman. Et s’est convertie, de façon hystérique aux yeux de son fils, à la culture bio : les légumes et la salade, « tout vient de notre propre récolte, tout est naturel, sans engrais chimiques, non traité, biologique ». Mais à Komprechts, on raconte une vieille légende : « Tous les huit ans, le Braunsee réclame une victime. » Le pire, c’est qu’il y a quelque chose de vrai dans cette histoire. Au bord du lac, une petite fille et un petit garçon, à l’instigation de la fillette, échangent leurs vêtements. Quelque temps plus tard, on s’attroupe autour d’un enfant noyé, une robe rouge posée à ses côtés.
Quelques mois durant, Roman, caméscope à la main, caché dans des affûts de chasse, a observé la réalité confuse de Komprechts. On a fermé la carrière de pierre, dont on s’est toujours bien gardé de dire qu’« elle avait appartenu à un Juif, avant d’être confisquée par les nazis en 1938 », et l’on reconvertit la verrerie, après un sévère « dégraissage » – l’ouverture de la frontière va permettre l’embauche d’une nouvelle main-d’œuvre très bon marché. Les édiles locaux, toutes couleurs, politiques confondues – socialistes, démocrates chrétiens, verts – reconvertissent Komprechts dans le « tourisme doux ». On déboise et reboise, tant « ce que veulent les gens, c’est la nature, mais pas sauvage », et « aussi leur petit confort, des choses comme un snack bar, des toilettes propres, des douches ». Roman ne fait pas que filmer et, enfermé dans sa petite chambre, monter ses films : il hait sa mère, grossit, boit, fume, ne fume plus, refume, se détériore au gré de sa haine nourrie aux souvenirs d’une enfance de victime d’une mère possessive, d’un père maniaque, à la mort duquel le monde « s’était écroulé et avait rétréci à la dimension d’un lit, un lit dans lequel on met sa tête sous la couverture et où l’on respire dans le noir, les yeux hagard », – le lit de la mère ou le lit de l’internat, où les autres venaient le tabasser. Puis vient « le temps des catastrophes, des tragédies » : dans ce coin hostile de Basse Autriche, la culture bio est la risée des autochtones ; Richard part vivre avec « la salope » et réclame sa part des terres; Anne grossit, boit, fume, se détruit… La bande de la cassette, sur laquelle Roman a écrit « Oct. 89 », est vierge. Les enquêteurs qui ont déjà visionné les autres peuvent se demander s’il l’a effacée ou s’il s’était arrêté de filmer.

Robert Menasse s’inscrit après Thomas Bernhard, dans la ligne de la « critique du réel », à côté, entre autres, de Peter Turrini, Franz Innerhofer, Josef Winkler et Elfriede Jelinek. Leur regard est sans pitié sur une Autriche majoritairement hypocrite, égoïste, petite-bourgeoise, et qui se voile la face quand on évoque la phase nazie de son histoire. Menasse n’a pas grande tendresse pour les intellectuels autrichiens, il n’en a pas plus pour les « villageois » anciens ou nouveaux, ses concitoyens. On pense irrésistiblement au philosophe instituteur Ludwig Wittgenstein écrivant en 1920 au philosophe Bertrand Russell : « Les hommes de Trattenbach sont mauvais » ; et comme Russell lui répond qu’il en est ainsi de tous les hommes, Wittgenstein insiste : « C’est vrai, mais les hommes de Trattenbach sont plus mauvais que les hommes de tout autre endroit », et il ajoute : « En ce lieu, il n’y a pas une âme avec qui je puisse avoir un échange raisonnable. » Wittgenstein, Menasse et les autres observent une Autriche qui serait bien toujours la même !