L’Événement du jeudi, 20 septembre 1990, par Michel Polac

Un vrai roman !

C’est mon leitmotiv de la rentrée : aucun roman (récent) ne tient le coup face à la vérité d’une vie comme celle de Juan Belmonte matador de taureaux (Verdier). Il faut dire que Belmonte est un grand conteur et Manuel Chaves Nogales un très bon écrivain : ce genre d’association a rendu Marco Polo immortel. Impossible de résister à un pareil livre, quand bien même on détesterait ou ne comprendrait strictement rien à l’art de toréer (on peut avoir le mal de mer et adorer Conrad). Cette année j’ai lu Cela le Prix Nobel (chez Verdier), Bergamin (au Seuil) et Jacques Durand (chez Seghers), mais ce sont des livres pour les mordus, et des livres sur la tauromachie. Belmonte nous épargne la technique, il nous parle de lui, de l’intérieur, de l’expérience intérieure qui donne sens à sa vie, celle de milliers de pauvres petits gavroches andalous en 1900.

Belmonte est un bambin sage et timoré, sa mère meurt, son père dilapide le peu qu’ils ont et soudain Belmonte veut s’affirmer aux yeux des voyous du quartier : en grimpant en haut d’une statue il s’ouvre la tête et son destin est scellé : il ne cessera plus d’affronter tous les dangers. Après avoir terrorisé les bourgeois du quartier, dans une Séville encore moyenâgeuse, la bande (on voit bien comment, de tout temps, se forme une bande) qui rêvait bizarrement de chasser le lion en Afrique s’en va affronter les taureaux dans les champs. C’est interdit, les gardes veillent, et les gamins, les soirs de lune, traversent le fleuve, nus, une veste pour toréer sur la tête. Les plus beaux, les plus forts, les plus poétiques souvenirs de Belmonte ce ne sont pas les triomphes des arènes de Madrid ou Séville, ce sont ces duels clandestins où ces gamins minuscules, inexpérimentés, sans le refuge des barrières, se retrouvent nus dans la clarté lunaire face aux fauves. La guardia civil les repère, tue un gosse, ils rusent et vont toréer les nuits sans lune à la lueur d’un quinquet. Belmonte est le plus brave. Il retrouvera vingt ans plus tard un vieux copain qui, s’il n’avait pas peur des gardes, n’avait jamais osé se planter devant un taureau : « Ma mère est morte, maintenant je peux toréer » prétend-il (ah, Œdipe !). Gueux entre les gueux Belmonte est rejeté par la caste taurine, il vit comme un clochard dans un monde picaresque. Il saute dans les arènes de village. Grâce à un ami de son père, le banderillo Calderon, il a un engagement et remporte un triomphe mais sous le nom du torero qu’il remplace et il ne touche trois sous qu’en coinçant le voleur de la recette. Lorsque enfin il torée sous son nom, sa technique révolutionnaire interloque les critiques qui écrivent qu’il faut vite aller le voir avant qu’il ne se fasse immanquablement tuer, tant il prend de risques en serrant le taureau. « Oh ! le taureau ne tue pas tant que ça » dit-il, mais il a alors 45 ans (il se suicidera à 70 ans). Le taureau tuera quand même Joselito son grand rival et ami, et lui sera maintes fois blessé, ce qu’il n’avoue qu’en passant, mais sans esquiver la peur à laquelle il consacre un chapitre : ah ! ce terrible réveil le jour de corrida ; ces matins-là on vous offrirait une toute petite rente à vie, on renoncerait au métier, mais le soir après le triomphe on signe tous les contrats.

À partir de la gloire le livre devient moins émouvant, Belmonte le dit, il perd un peu de son âme, il torée de mieux en mieux mais ce n’est que du métier, ce n’est plus « cet exercice spirituel » qu’il évoque si bien.

La fin est triste, un peu piteuse : en 1936 devenu notable il veut défendre ses propriétés contre les gueux, ses amis, contradiction insoluble. Et je suppose que cet individualiste, cet anar a fini par s’accommoder de Franco, tout le monde n’est pas Pablo Casals, mais ces confidences s’arrêtent en 1936. Belmonte fut ami avec les artistes de son temps notamment le grand Valle-Inclán ; à cause d’eux il découvrit la lecture, et certain ouvrages « morbides » lui donnèrent des envies de suicide et la crainte de la folie. Ainsi donc un livre peut être plus dangereux qu’un taureau ?