Le Figaro, 22 janvier 2004, par Gérard de Cortanze

Et c’est la corrida…

Dans la belle préface qu’elle consacre à L’Art de birlibirloque, livre majeur de José Bergamín, lequel, selon Malraux, représenta le catholicisme dans les rangs des révolutionnaires espagnols, Florence Delay affirme qu’il ne fut pas seulement un théoricien de l’arène mais surtout un « écrivain torero », dont l’art ne relève ni de l’entendement ni de la volonté mais de la grâce. Voici une définition qu’on pourrait appliquer sans vergogne à Fernando Quiñones.

Né en 1930 près de Cadix, et mort en 1998, celui que Jorge Luis Borges considérait comme l’un des grands écrivains hispaniques de son temps, ou « tout simplement de la littérature », est, malgré ses 70 ouvrages, un auteur malheureusement peu connu en France. Citons pour mémoire deux de ses œuvres majeures la saga d’Hortensia Romero, et la plus récente Chanson du pirate, dans lequel Fernando Quiñones renoue avec la tradition picaresque.

Andalou de pure souche, par le sang et par les thèmes, Fernando Quiñones fait ici, dans La Grande Saison, un formidable détour par la tauromachie. Cet art étrange, si lié au nom même de l’Espagne qu’on oublie qu’il fut pratiqué dès le XVe siècle dans les Landes et qu’on vit même, en 1781, des historiens s’étonner que des dames d’un certain rang « aient pu prendre plaisir à voir couler le sang » lors d’un fameux combat de taureaux, donné sur la route de Pantin, est sans doute le seul à pouvoir mêler ce que le peintre Antonio Saura décrivait comme « une conjonction entre le Mystère médiéval et la farce, le drame et l’humour, la beauté brutalisée et la recherche du beau ».

La Grande Saison n’est ni un roman ni un recueil de nouvelles mais invente un genre littéraire à lui seul. Dans cette série infinie de portraits, d’instantanés, d’ébauches, de croquis qui, dans leur texture même, ne sont pas sans rappeler le monde multiple de Camilo José Cela, Fernando Quiñones tourne autour du monde de la tauromachie, fait de bandits et de héros, de passionnés et de margoulins, de saints authentiques et de faux curés, de courtisanes et de vierges pures.

Qu’est-ce que la tauromachie ? D’un côté une fascination : celle exercée par la survivance d’un mythe, de l’autre une nécessité : celle d’affirmer son prolongement dans la modernité. Fernando Quiñones l’a bien compris qui nous replonge dans les scènes bigarrées de la véritable histoire du taureau : Minotaure d’Archidona, taureau de d’Ecija, ventre ouvert de Joselito, souvenirs de Domingo Dominguín…

Les grands textes parlant de tauromachie sont très rares. Notre bibliothèque idéale contiendrait La Corrida du 1er mai, de Jean Cocteau, parce que ce livre écrit il y a près de cinquante ans fait l’éloge du Phénix qui se brûle lui-même pour vivre, La Course de taureaux, de Michel Leiris, parce qu’on y entend la voix du cante jondo et une exigence nerveuse qui coupe comme un couteau ; ajoutons Le Torero, question palpitante de José Bergamín, parce que le torero y apparaît à lui seul une « variété spécifiquement unique, comme l’ange » ; et les nouvelles, toutes les nouvelles qu’Ernest Hemingway consacra aux courses de taureaux, car il est un des rares à y évoquer avec autant d’acuité le sens de la mort et du tragique de la vie qui constitue l’essence de l’Espagne.

Le dernier livre à prendre place sur les rayonnages sang et or, vous l’aurez compris, c’est La Grande Saison. Il nous dit tout de la corrida : sa solennité magnifique, sa brutalité, son élégance, son audace. Mais plus encore, il nous révèle que l’arène est un monde, un théâtre. L’homme apprend à s’y dépouiller, y comprend que la vérité suprême est inséparable de l’irrationnel, et que tout naît de la joie à commencer par l’art magique et mystérieux du torero.