La Quinzaine littéraire, 15 novembre 2002, par Odile Hunoult

Cette existence d’après le déluge

Comment se saisir de cette poésie d’une telle légèreté et d’une telle transparence qu’elle saisit le lecteur et le traverse sans qu’il puisse s’y appuyer, et dont la force est entièrement intérieure, détachée de tout élément décoratif ? Non pas qu’elle refuse de s’incarner dans le langage, mais parce que sa densité désincarne le langage, comme si elle portait en elle une force d’implosion, venue d’on ne sait où sinon de l’intériorité du poète.

Faite de cris, de prophéties, d’apostrophes, d’énigmes et de clartés fulgurantes, sa force n’est matérialisée que par cette traversée instantanée du lecteur, comme la vitesse de la lumière est en raison inverse de sa matérialité. Peut-être du reste que, séparées par notre entendement opaque, vitesse et lumière sont une seule réalité. De la biographie on connaît les grandes lignes : Nelly Sachs est née en Allemagne en 1891. En 1921 paraît son premier livre, des légendes – sa poésie par la suite évoquera en effet un climat légendaire. Elle publie des poèmes dans des revues, mais dès 1936 uniquement dans les revues juives. Puis un fiancé déporté, la fuite in extremis avec sa mère en mai 1940, grâce à l’entremise de Selma Lagerlöf et du prince Eugène de Suède, et l’exil à Stockholm pour le reste de sa vie. Rescapée : Un étranger porte toujours son pays natal dans ses bras comme un orphelin pour lequel il ne cherche peut-être rien d’autre qu’une tombe Cette blessure qui l’entame pour toujours devient sa poésie même, mais aussi provoque ou attise sa fragilité psychique et les crises qui vont l’amener à de fréquents et longs séjours en hôpital psychiatrique, dès 1950, après la mort de sa mère, jusqu’à sa propre mort en 1970. Son œuvre parvient en France à partir de 1967 par les traductions de Lionel Richard. D’autres ont suivi. Le présent livre, traduit par Mireille Gansel avec une simplicité embrasée, réunit deux recueils Et personne n’en sait davantage (paru en allemand en 1957), et Exode et métamorphose (1959). Expatriée – Aérienne : ainsi se définit-elle (dans un poème d’Énigmes en feu – C’est l’oiseau qui nidifie en l’air d’Apollinaire. Vol dans la nuit au dessus du chaos, sa poésie a une limpidité qu’aucun attachement ne grève mais non plus n’arrime, et par cela même sans aucune protection contre la douleur du monde, quelque chose qui ferait tampon. Il faut parfois poser la lanterne de la miséricorde près des poissons là où est avalé l’hameçon où est pratiqué l’étouffement. Là-bas l’astre des tourments est mûr pour la rédemption. Où l’emporter là où des amants se font souffrir qui pourtant sont toujours près de mourir. Partout déplacée, migrante, égarée, dans l’impossibilité d’exister quelque part en paix, sa vie et sa poésie errent entre deux abîmes, flot et firmament, avec pour guide, comme un navigateur perdu, « le sang des étoiles », cette métaphore de la parole poétique. « Toujours cette existence d’après le déluge » dit-elle de sa propre vie, dans une lettre à Gunnar Ekelöf en 1962. La Terre est la grande absente de la poésie de Nelly Sachs. Assiégée par les suppliciés sans voix : revient souvent dans son univers poétique l’image des ouïes ensanglantées des poissons, avec, à travers eux, ceux à qui manqua le souffle. Toute sa vie est un exode, un en-dehors. Sa part en ce monde elle la trouve dans la lecture assidue des textes de la mystique juive, les hassidim, le Zohar, et la mission de prendre en charge, dans un mouvement total comme dans le poème Paysage de cris, toutes les agonies. Seul enracinement, la langue allemande, seule attache arachnéenne les lignes d’encre qu’elle trace – ses « choses » dit-elle, mot qui traduit à la fois perplexité et humilité mais qui donne aussi une réalité d’objet à sa poésie : à quoi elle peut accrocher son existence suspendue. Dessaisie, déracinée, délogée, elle l’est jusqu’au flottement. Elle doit faire confiance à cette non-séparation qu’est la pensée, et quand lui vient en retour que pour d’autres existent ses poèmes, elle éprouve l’émotion l’étonnement et la reconnaissance d’un Canaan. En 1958 elle écrit à Paul Celan : « Vous lisez mes choses, ainsi ai-je une terre ». La correspondance, esquissée en 1954 avec l’envoi d’un livre de Paul Celan (Pavot et Mémoire) installée à partir de 1957 – Celan sollicitait des inédits pour la prestigieuse revue italienne Botteghe oscure (Boutiques obscures) au moment même où elle est en train d’écrire Exode et Métamorphose. Les deux poètes se reconnaissent pour frères d’exode et de désastre, porteurs d’une béance impossible à couturer d’une obligation de rendre compte. Celan se suicide un mois après la mort de Nelly Sachs.