Libération, 8 janvier 2004, par Philippe Lançon

Label de Cadix, entrée dans l’arène d’un grand d’Espagne méconnu

De passage en Espagne, Steinbeck lui offrit sa cravate. Le poète Rafael Alberti l’avait baptisé « Duc de la baie de Cadix ». Mais Fernando Quiñones, mort en 1998 à 68 ans est un duc de plume et d’encre qui n’a jusqu’ici jamais passé la frontière. En France, il est aussi méconnu que la ville dont il est originaire. Cadix doit sa notoriété hexagonale à une chanson d’opérette; elle pèse plus lourd. Son grand corps décadent, ses jardins à promenade lente et ses multiples plages s’étendent le long de l’Océan, traînant des rêves déchus et parfumés de grandeur hispanique. Les vieux quartiers contemplent, dans le miroir aquatique, ceux de La Havane, sa jumelle d’outre-mer.

Il est beaucoup question de Cadix, de rêve de grandeur et de désillusion dans les nouvelles de Fernando Quiñones que publie aujourd’hui Verdier. « La grande saison » est le titre du dernier des treize textes, nombre qui porte rarement bonheur à leurs personnages. Ils sont matadors, banderilleros, jeunes aficionados sans argent pour se payer une place, même au soleil ; la plupart habitent Cadix ou sa région. Les uns sont pleins d’illusions ; les autres en ont moins. L’échec les menace ou les saisit tous, sous forme de cornes, d’amour impossible ou de torero raté. Ils ressemblent à des boxeurs de second ordre, en décollage difficile ou en fin de partie : jeunes ou vieux, ils forment l’armée des ombres de la tauromachie. Ni très célèbres, ni très doués, ils survivent, s’épuisent, se blessent, meurent dans l’arène en courant la notoriété, le contrat, le cachet, quelque chose qui leur échappe toujours.

Ils parlent peu. Ils ont du courage, de la cécité, des superstitions, des mères qui prient, du machisme, de la peur, de l’immaturité, un orgueil de prince ou une humilité de bête. Certains sont brutaux, d’autres malades. L’un boit trop avant de toréer ; l’autre séduit une Mexicaine qui finit par le tuer ; un troisième a perdu, à 19 ans, la bonne « distance » et se fait renverser par les taureaux. Jamais ils ne pleurent sur leurs cicatrices.

Il n’est pas nécessaire d’aimer la corrida pour apprécier ces histoires : Quiñones lui-même aimait peu le monde qu’il dépeint. Surtout, comme le signalait Borges en 1975, quand il remit un prix à son auteur, il évoque la « nature de l’homme et son destin » : ce dont la tauromachie est une métaphore physique. Il l’évoque en petites pièces tragiques, sèches, tapissées de dialogues muets, de détails, d’images ajustées et plantées là comme des clous. Telle cette femme, « terne et pâle comme un morceau de pain qui aurait souri ». Ou ce garçon de 17 ans qui ne veut pas aller aux taureaux, portant le deuil de sa grand-mère, mais finit par s’y rendre, glissant peu à peu de son devoir à sa passion.

La Grande Saison raconte le monde andalou des années quarante et cinquante. Le texte est publié en 1960, à peu près en même temps que L’Été dangereux, d’Ernest Hemingway. Mais Hemingway, dans son livre, s’intéresse au duel opposant les deux étoiles du moment : Luis Dominguín et Antonio Ordoñez. Les nouvelles de Quiñones rappellent plutôt et se comparent sans honte à d’autres textes de l’Américain, ceux où il évoque des combattants obscurs et acculés par la vie. Le magnifique « Retour de Ramon Vásquez », du premier, peut ainsi être rapproché de « L’Invincible », l’une des plus belles nouvelles tauromachiques du second, écrite en 1925. Dans les deux cas, un torero de second ordre cherche à revenir en piste pour gagner un peu d’argent. Celui d’Hemingway fait peu illusion : il sort de l’hôpital, blessé, et son impresario lui dit : « Je croyais qu’on t’avait tué. » Celui de Quiñones est plus engageant ; son impresario se rappelle qu’il tuait bien et lui dit : « Ils vont bien voir, ces morveux, ce que c’est que de tuer un toro, et les couilles qu’on avait autrefois, pour tout. » Dans les deux cas, ça finit mal. Hemingway est plus désespéré, plus machiste que Quiñones.

Dans La Grande Saison, les sans-grade de la tauromachie croisent parfois des grands noms : au téléphone, dans les journaux, à la sortie d’un hôtel, toujours d’un peu trop loin, en lucioles qui leur échappent. Apparaissent ainsi, comme des guest stars dans les feuilletons télévisés, Rafael de Paula, l’un des grands toreros gitans, aussi fameux pour ses faenas d’exception que pour ses fuites devant le taureau ; ou Carlos Arruza, Mexicain qui prit la gloire pendant trois saisons, de 1945 à 1947, et mourut oublié dans un accident de la route.

Quiñones a publié bien d’autres recueils de nouvelles, non tauromachiques, que l’on pourrait traduire : Cinq histoires du vin, Histoires de l’Argentine, Sextet d’amour ibérique, Le Vieux Pays, On nous a laissés seuls. Il n’aimait pas définir ses textes comme cuentos, terme ordinaire en espagnol pour désigner les nouvelles. « Le cuento, disait-il, c’est l’histoire des trois petits cochons, la petite chose enfantine, ou la blague. Moi, j’écris des relatos. » Autrement dit, des récits – taillés au ciseau dans l’étoffe bien réelle des rêves finis. Il travailla aussi au Reader’s Digest. Le jour du départ, il quitta la rédaction en habit de torero. Puis, à la fin de sa vie, il condamna cette tauromachie qu’il avait si bien décrite.