Nouvelle revue française, avril 1994, par Marc de Launay

Cinq lettres de Rilke

Le 11 juin 1919, Rilke, démobilisé, entre en Suisse muni d’une autorisation de franchir la frontière pour une durée de dix jours ; il y restera jusqu’à la fin de sa vie, le 29 décembre 1926, et y sera enterré. Les premiers moments de ce séjour suisse ressemblent à ce que fut sa vie d’avant-guerre : un mouvement perpétuel, un constant voyage d’hôtels en villégiatures (« Je ne sais que faire de ma liberté après ces cinq ans de prison allemande », écrit-il à son amie Albertina Cassini) : ce même mois de juin 1919, Rilke est du 11 au 16 à Zurich, du 16 au 18 à Nyon, du 19 au 25 à Genève, du 25 juin au 7 juillet à Berne. C’est là qu’il rencontre Mme Yvonne von Wattenwyl (de Watteville) dont le mari va jouer un rôle déterminant dans le règlement administratif du séjour de Rilke en Suisse (« Il me fut donné de trouver à Berne de très généreux amis suisses, ce qui m’aida beaucoup à m’initier aux vraies conditions de ce pays difficile que vous pouvez habiter pendant des années sans en connaître plus que le profil géographique et cette surface factice dont on prépare la pâte fâcheuse dans les hôtelleries », lettre du 4 août 1919 à « Merline »). À plusieurs reprises, en effet, Rilke obtiendra une prolongation de son autorisation de séjour, ainsi que la possibilité de résider après qu’il fut devenu apatride durant l’intervalle où l’empire austro-hongrois fut dissous et avant que ne soit proclamée la République autrichienne (entre 1919 et 1920). Après une hésitation compréhensible (« la Suisse n’est certainement pas un pays pour moi », écrit-il le 14 août 1919 à Élisabeth von Schmidt-Pauli, tandis qu’il déclare, le 12 septembre : « Je crois même que la Suisse commence de m’être intelligible », à Gertrud Ouckama-Koop), Rilke s’installe – très provisoirement : un mois… – à Soglio, dans les Grisons, où il rédige un texte qu’il qualifie d’« expérimental » (il s’agit de « Bruit originaire »). C’est la première « station » d’un trajet dont l’aboutissement sera, fin juin 1921, la découverte fortuite d’un lieu de résidence presque définitif : avec Baladine Klossowska, Rilke visite le château de Muzot et décide d’en faire le terme d’une errance qui se traduit, bien entendu, d’une manière simplement géographique, mais qui est, plus profondément, la préparation complexe de la rédaction des dernières Élégies et des Sonnets à Orphée. Y a-t-il un lieu plus favorable qu’un autre à l’écriture ? Rilke dépendrait-il effectivement d’un cadre, comme il semble le répéter dans toutes ces lettres datées du début de son séjour suisse, en décrivant minutieusement même les conditions matérielles, la disposition architecturale des espaces intérieurs et extérieurs qui lui conviendraient idéalement ? On songe à cette lettre à Felice où Kafka décrit les conditions, « idéales » à ses yeux, de l’écriture, être l’unique habitant d’une cave où il serait prisonnier, tout en insistant sur le fait qu’« écrire, c’est s’ouvrir jusqu’à la démesure »… Ce qui ressort des premiers mois du séjour helvétique de Rilke, c’est précisément une sorte d’apparente passivité liée à l’activité proprement compulsive des relations épistolaires (« J’ai à peu près terminé maintenant tous les travaux préliminaires, c’est-à-dire j’ai remédié aux retards atroces de ma correspondance – pensez (je viens de les compter ce matin), j’ai fait 115 lettres […] pas une qui ait moins de quatre pages et beaucoup qui en comptaient huit ou même douze d’une écriture assez serrée », à Merline, le 16 décembre 1920), et qui 1’entraîne, d’invitations en séjours, à se laisser porter au gré des caprices, de la générosité et de l’hospitalité de la bonne société suisse. C’est, en réalité, l’inverse : derrière l’affabilité extrême, la courtoisie, l’apparente disponibilité, c’est une tout autre disposition d’esprit qui est à 1’œuvre, et qui est rectrice des décisions à chaque fois prises par Rilke, jamais distrait des buts poursuivis en fait – finir les Élégies, écrire ce qu’il sait devoir être écrit, en dépit des lieux et, surtout, en dépit des liens qu’il peut contracter çà et là. Ce monceau quotidien de lettres n’est pas à comprendre comme une forme subtile et supérieure de mendicité quasi aristocratique – bien que Rilke ait été effectivement choyé, gâté presque, ces mondanités restent essentiellement superficielles –, mais bien comme une part décisive du travail fondamental : écrire pour évacuer toutes les scories de l’écriture, écrire pour se débarrasser de tous les attachements et de toutes les séductions qui détournent de la solitude qu’il faut, non pas souhaiter, « vouloir », mais pour laquelle il faut se rendre disponible : « Comprends-moi : si fort que j’appartienne à mon travail et que je le serve, je ne puis le provoquer pour autant […] c’est pour la disponibilité que je lutte à présent ; que nul donc ne vienne me toucher ni m’ébranler, car telle la formation d’un cristal, la disponibilité dépend des plus lointaines influences qui nous atteignent lorsque nous sommes situés dans la constellation sans que nous déplacent le hasard, l’arbitraire, la convoitise ou la résistance ! Ô chère, crois-moi, je sais “le monde”, je ne veux rien d’autre que demeurer sous la loi… » (Lettre du 22 février 1921 à Merline). La correspondance, l’errance spatiale ne sont que la traduction d’une épreuve plus impérieuse, face à quoi elles doivent être conçues et conduites : « Artiste, ne va pas croire que l’épreuve, pour toi, soit dans le travail […] Que ton épreuve, cependant, soit de n’être pas toujours lancé. Que la joueuse de lance, la solitude, ne te choisisse pas, de longtemps, qu’elle t’oublie. C’est le temps des tentations… » (Le Testament, Paris, Le Seuil, 1983, trad. fr. Philippe Jaccottet). Rilke va donc rechercher avec une patience d’autant plus obstinée qu’elle est à peine avouable, tant sa détermination est rigoureuse, tant est roide sa soumission au but, non pas à vouloir, à décider de telles où telles conditions de séjour et de travail, mais à laisser peu à peu apparaître en lui la maturité d’une solitude créatrice telle qu’elle lui soit intérieurement assez dessinée pour qu’il s’y abandonne sans réserve alors : c’est le fameux hiver 1921-1922 passé dans la solitude ascétique de Muzot (toutes les lettres de février 1922 adressées aux proches témoignent d’une exultation finale après la rédaction des dernières Élégies, c’est-à-dire après qu’il eut atteint le sol essentiel de la « disponibilité »). Il n’est pas non plus d’attachement ou de lien affectif profond qui résiste à pareille détermination, au point qu’on voit se dessiner une sorte de dispositif dont tout l’effort de Rilke est d’en tenter la reconstitution ainsi que le réglage, fort délicat dans sa perversion même : « Le principe de mon travail est une soumission passionnée à 1’objet qui m’occupe, auquel, autrement dit, mon amour appartient. Le renversement de cette soumission se produit enfin, inattendu même pour moi, dans ce qui se manifeste en moi tout à coup, l’acte créateur, à l’occasion duquel je me retrouve aussi peu coupable dans l’action et la victoire que j’ai été pur et innocent dans la soumission de la phase précédente » (Le Testament, op. cit.). Il ne s’agit pas de réduire la relation amoureuse à la fonction de simple stimulant de l’esprit, mais d’intégrer à ce dispositif d’ensemble telle relation amoureuse déclarée comme toutes les autres relations amicales, mondaines, passionnées ou fugitives et mystérieuses. La certitude si étrange dont fait preuve Rilke décrivant par anticipation le lieu nécessaire à la poursuite de son travail n’est pas présomption d’auteur ni caprice, mais bien l’expression, sous sa forme la plus avouable, d’une certitude non moins établie : on ne décide pas d’écrire, mais 1’exigence intérieure que requiert l’œuvre impose une discipline d’existence tout entière attachée à ne pas laisser la vie envahir de son arbitraire chatoyant le lieu d’où mûrira peut-être une solitude propice.

La correspondance inédite [de Rilke avec Yvonne von Wattenwyl] permet de conforter ce qui a pu diversement être mis en lumière à propos des dernières années de la vie de Rilke (cf. notammentRainer Maria Rilke und die Schweiz, collectif sous la direction de Jacob Steiner, Zurich, 1992). Cette correspondance comprend, dans sa totalité, trente-deux lettres écrites de 1919 à 1925 adressées par Rilke à Yvonne von Wattenwyl (1891-1976), une amie bernoise. […] La traduction a été effectuée par Mme Yvonne Gmür et les annotations par M. Hugo Sarbach (vingt-deux lettres ont été écrites en allemand, dix en français d’où parfois quelques bizarreries d’expression). Le manuscrit de cette correspondance est actuellement la propriété de la fondation Rilke de Sierre (Valais).