Tsafon, automne 2005, par Andrée Lerousseau

À travers les livres…

« Il est impossible de penser la poésie de Nelly Sachs comme une suite d’artefacts isolés », écrivait le poète allemand Hans Magnus Enzensberger. En effet, comme le souligne Mireille Gansel dans sa postface, « tout est re-lié … d’image en image, de poème en poème, de recueil en recueil, et cela dans la cohérence et l’approfondissement des mots eux-mêmes ». Et il faut saluer l’engagement de Jean-Yves Masson, directeur de collection chez Verdier, et lui-même poète, qui a permis la restitution de l’œuvre poétique dans son intégralité, faisant de cette édition française une terre d’accueil unique pour la parole de la poétesse – on est encore dans l’attente d’une édition complète en allemand, conçue avec la rigueur des trois volumes désormais disponibles chez Verdier. Dans une lettre à Alfred Andersch datée d’octobre 1957, Nelly Sachs confiait : « C’est certain, peu nombreux seront ceux qui suivront jusque dans la dernière partie qui mène au-delà des frontières où mes morts aimés ont trouvé refuge – là où il n’y aura plus que soupirs du silence ». Avec ce troisième volume, qui rassemble les recueils et les textes des années soixante et qui fait suite à Éclipse d’étoile paru en 1999 et à Éxode et métamorphose publié en 2002 (voir nos recensions dans les numéros 39 et 45 deTsafon), nous touchons à cet ultime franchissement de tous les horizons, à la poursuite des ombres (cf. postface), des âmes en-allées – et qui toujours nous précèdent – des frères et sœurs déportés et assassinés. Le partage de la nuit dégage la voie qui conduit, les yeux grands ouverts, « droit au fond de l’extrême », vers le lieu de « toute poussière abolie », « à l’éternité égarée ». Dans ce mouvement « d’Ici vers Là-bas », « par-delà les corps », qui n’est qu’esprit et lumière, le poème, avec sa « géométrie à l’allure du cygne », habite l’espace entre deux silences. Dans cette poésie faite toujours d’exodes et de métamorphoses, où chaque pas est à la fois traversée d’une douleur à peine soutenable et promesse, on progresse à l’aile de la vision, du « rêve halluciné », épris de folie « mûrissant en clairvoyance », dans un univers « dés-astré » irrémédiablement marqué par Auschwitz. S’il y a le rappel des « persécutés / dont les civières s’amoncellent jusqu’au ciel », on est également confronté au martyre de la création tout entière, « amputée / sur les étals », avec toujours le scandale absolu des engendrements interrompus, ces « masques des morts-nés, éventrés et / pendus à l’arbre ». Les images sèment « l’in-quiétude » et l’incertitude quant au lendemain, avec ces « tours babyloniennes nouvellement érigées / de langues ivres de querelles ». Pour la poétesse, il ne semble désormais y avoir d’autre issue que la mort qui hante littéralement les derniers textes, une mort cependant qui « célèbre encore la vie » et est « ouverte », force la porte des résurrections derrière laquelle, peut-être, auront lieu les retrouvailles avec les « morts bien-aimés » auxquels Nelly Sachs voue une fidélité infaillible. Il faut lire ce Cantique des cantiques qui s’élève au lendemain d’Auschwitz, bouleversant oratorio entonné par celle qui « cherche son bien-aimé », et qui vient prolonger le kaddish, les « Prières pour le fiancé mort » en déportation qui constituent le second cycle du tout premier recueil. Quête éperdue de l’autre et de Dieu, du « Tu », « dispersé / semence qui n’a nulle part où demeurer ». Et la « fiancée voilée » se tient prête pour l’ultime franchissement, « préparé(e) pour l’invisible », parée pour les retrouvailles « MORT blanche est ma nostalgie de toi », nostalgie de la mort et de l’amour, du « Tu ».
Écrire après la Shoah, c’est savoir, avec Nelly Sachs, que « les arias du passé expirent dans un souffle », qu’il y a nécessité et urgence d’une refondation de la langue. Savoir que « Quand la douleur se pose, apatride, / elle évacue tout superflu », comme en témoignent l’extraordinaire concision et concentration des « Énigmes ardentes », dans un rappel permanent de l’acte d’écriture et du chemin parcouru, ou ce poème intitulé « Le cygne » (p. 13) où l’on atteint l’absolu de la perfection – à supposer que ces notions mêmes aient encore un sens après le désastre, ce qui n’est pas sûr. C’est cette trajectoire, des « arias du passé » peu à peu congédiées à cette langue dépourvue de fioritures, qui jamais ne cède à la pure subjectivité, à la vanité des discours et à la tentation de l’esthétisme, que les trois volumes parus chez Verdier nous invitent à suivre. L’œuvre et non le simple exercice – de traduction de Mireille Gansel et son caractère unique sont d’abord le résultat d’une proximité entretenue des années durant avec la poétesse. Guidée par la voix de Nelly Sachs, son accompagnatrice et traductrice a effectué elle-même la traversée de la douleur, elle a suivi les exodes et les métamorphoses de la langue. Si prier, comme l’écrit Claude Vigée dans un article récemment paru sur « Le sens de la prière en Israël » (Pierre d’Angle, n° 11, Aix-en-Provence), signifie « tendre l’oreille vers ce que cela dit dans sa musique hébraïque si particulière, en faire sa nourriture intime (…) tout en respectant la distante proximité du souffle qui se parle ici », alors il y a incontestablement quelque chose qui est de l’ordre de la prière dans l’acte de traduction de Mireille Gansel. N’avoue-t-elle pas d’ailleurs aborder ces poèmes comme l’on appréhende les textes sacrés dans la tradition hébraïque, selon les quatre niveaux de sens ? La musique de l’hébreu, chère à Claude Vigée, est ici réfléchie par l’allemand, par cette langue « imprégnée du souffle et des racines hébraïques, et de l’allemand des Ostjuden » (postface) qui fait la spécificité de la traduction du Livre d’Isaïe par Buber et Rosenzweig, et que Nelly Sachs ne cessera de revendiquer pour sienne. Il faut oser comparer les différentes traductions en français des textes de Nelly Sachs, avec en regard le texte allemand qu’à sa façon chacune d’elles nous invite à revisiter, et en arrière-plan le Livre d’Isaïetraduit par Buber et Rosenzweig, pour saisir ce qui fait la particularité de l’œuvre de Mireille Gansel. À la « vigilance extrême du poète sur la langue, sur l’acte de langage » (postface) correspondent l’extrême rigueur et l’humilité d’une traductrice à l’écoute qui parvient à nous restituer en français le souffle issu de la lointaine source, à rendre cette rugosité parfois des racines hébraïques toujours perceptible dans la langue de Nelly Sachs. Il y a dans le français de Mireille Gansel (ces « neuves-naissances » dégoulinantes encore des eaux de la création, ou ce « dés-orient » qui donne presque à voir la hanche démise de Jacob), comme dans l’allemand de Nelly Sachs, une tonalité qui s’apparente à la sanctification de la matière et de l’immédiatement palpable dans le hassidisme, un sens infaillible de la matérialité de la langue et de son propre dépassement, passant par toutes les audaces sémantiques. De cette connaissance parfaite des « fontaines d’Israël » et de la tradition et de la mystique juives, qui sont au fondement du poème chez Nelly Sachs, témoigne le choix des mots qui n’a rien d’arbitraire. Nous citerons en exemple ce « point magnétique » dont la poétesse écrit qu’il est Gottdurchlässig, ce que Mireille Gansel traduit par « point magnétique / qui laisse filtrer Dieu – » (p. 147). Il suffit de lire le premier chapitre, traduit par Gershom Scholem, des livres consacrés à la Genèse dans le Livre de la Splendeur – un texte qui constitue pour Nelly Sachs, de son aveu même, une source inépuisable d’inspiration –, ou de consulter le début de Béréchit I dans l’édition du Zohar établie chez Verdier par Charles Mopsik pour mesurer l’excellence et la justesse de la traduction. Derrière chaque parole et, paradoxalement, chaque silence, Mireille Gansel nous donne à entendre « l’origine royale » de cette poésie. En effet, comme le soulignait Enzensberger, Nelly Sachs est sans doute « la dernière grande poétesse de la judaïté formulée en langue allemande, et aucun aspect de son œuvre ne peut se comprendre sans cette origine royale ».

Dans la postface enfin, qui comme dans les deux volumes précédents, vient éclairer les textes, la traductrice va une fois de plus à l’essentiel, tout en inscrivant l’œuvre dans cet oratorio aux voies multiples qu’est « le chant du désastre ». Les trois études constituent ainsi une réflexion profonde sur le statut de la littérature et le rôle qui incombe au poète au lendemain d’Auschwitz, un lendemain qui est et sera toujours le nôtre. À l’instar de Nelly Sachs, Mireille Gansel – dont Jean Halpérin, dans le bel hommage qu’il lui a rendu lors d’un entretien avec France Culture, confie qu’elle est habitée d’une « passion de la transhumance » – se veut présente « sur tous les fronts où l’humain se trouve menacé », assumant à son tour cette responsabilité des survivants consistant, pour reprendre la formule d’Imre Kertész auquel elle cède la parole, à mener « ce travail éthique opiniâtre mais invisible qui finira par produire les valeurs qui donneront peut-être naissance à la nouvelle culture européenne ».