Charlie hebdo, 21 mars 2001, par Michel Polac

Ressemble à rien

Voici un petit opuscule (quatre-vingt-huit pages) apparemment assez austère mais en réalité très facile à lire, grâce à la clarté du style et à l’acuité d’esprit de l’auteur. C’est un patchwork d’une dizaine d’articles, de textes autobiographiques, et même de poèmes, d’un écrivain d’une quarantaine d’années qui a la particularité d’écrire en japonais et en allemand avec le même succès d’estime (des prix « prestigieux » – mot fétiche de tous les éditeurs – dans les deux pays). Sans vouloir l’écraser sous les comparaisons, Yoko Tawada, c’est son nom, est de ces écrivains, dans la lignée de Valéry, qui donnent au lecteur l’impression d’être soudain plus intelligent. Bien qu’elle ait publié l’an dernier une thèse « d’ethnologie poétologique » (influencée, semble-t-il, par Barthes, Derrida et Lacan), cette Yoko s’en est bien sortie et ne jargonne jamais. Verdier, l’éditeur, et Banoun, le traducteur, ont choisi comme titre Narrateurs sans âmes, ce qui ne me plaît guère, car si notre Asiatique évoque l’âme, c’est à propos du voyage en avion où le corps « perd » son âme, distancée, égarée par la vitesse, et cette âme n’a rien à voir avec la nôtre, aux relents religieux – ou bien reflet d’un dualisme étranger à l’Extrême-Orient.

Notre Yoko – un visage intelligent plus que beau en photo – avait – ou a – un père devenu communiste en 1945 après s’être retrouvé ruiné dans son village écrasé par les bombes : son « À Moscou ! » (des Trois sœurs, de Tchekhov) était devenu un slogan ou un rêve politique. Alors, à dix-neuf ans, Yoko a pris le Transsibérien (c’est très poétiquement raconté)… et s’est installée non pas à Moscou mais en Allemagne, où, semble-t-il, elle s’est mariée.

Ce qui m’a le plus passionné, ce sont ses brèves comparaisons entre l’Orient et l’Occident, car, si, depuis le formidable traité du jésuite Luis Frois, au XVIe siècle (Chandeigne éditeur), les Occidentaux ont renouvelé l’exercice quelques fois, il semblerait que les Orientaux soient plus circonspects, à l’exception de l’anonyme auteur japonais de l’érotique Secret de la petite chambre (Picquier). Ce n’est pas seulement par politesse que les Japonais évitent de s’immiscer dans nos affaires et par orgueil national qu’ils se refusent à critiquer leur pays (je l’ai tenté en vain dans des interviews et je me suis senti « barbare »), c’est parce que le Japonais, à la recherche d’une harmonie, d’un équilibre intérieur, répugne (ou répugnait, tout change) à la critique destructrice, alors qu’« Europe est championne de la critique », c’est « la forme fondamentale de sa pensée ». Et « Europe avait été inventée dès l’origine comme une figure de la perte », écrit Yoko.
J’ai remarqué qu’il est très difficile d’accrocher le regard d’une Asiatique dans la rue, et aussi que les Japonais à Paris préfèrent étudier leur plan pendant une heure que de demander leur chemin. Et quand on veut les aider, ils paraissent surpris et presque vexés. Par quelques allusions discrètes, Yoko nous fait comprendre que notre regard dévisageant et nos initiatives maladroites apparaissent comme des agressions ou du moins des atteintes à leur monde intérieur : se suffire à soi-même est une clé de la sagesse, alors que notre « curiosité » est le signe d’un manque. Notre supériorité dans l’exploration et l’innovation se paye d’angoisse. Yoko dit tout ça avec plus de légèreté que moi.

Yoko, exilée de « l’empire des signes », déchiffre avec surprise nos lettres et s’étonne que le « du » (« tu », en allemand) ne veuille pas du tout dire la même chose que le « du » français, et la forme du « U » l’égare : elle y voit une allusion à l’urne. On rêvera aussi sur le futo japonais (rien à voir avec le futon !), mot intraduisible en allemand – dit-elle – mais semble-t-il proche d’« intuition », avec le sens de « perception soudaine, par hasard » (comme le satori ?).

L’austère maison Verdier (cachée dans l’Aude) entame la traduction de l’œuvre de Yoko Tawada : pourvu que ce premier livre marche, ça accélérera les choses et nous consolera de la nouvelle mode exotique – drogue, sexe et prostitution à la nipponne ou à la shanghaienne (Picquier propose trois couvertures pour le même roman avec trois photos différentes de la belle Weihui, une première dans l’édition !) et chez Pivot, on a vu Mian Mian se féliciter que le gouvernement chinois ait interdit son livre (à l’Olivier).