Le Monde magazine, 26 septembre 2009, par Christophe Donner

Sur nos terres

Nous aimons beaucoup les romans étrangers qui se passent en France, ils nous font nous sentir comme ces Egyptiens entourés de pyramides et n’y prêtant plus attention. L’archéologue est japonaise, elle a lu nos auteurs par ordre alphabétique, Barthes, Baudrillard, Blanchot, Breton, maintenant Yuna veut apprendre le français. Pour corser le projet, elle rêve de devenir comédienne. Un rêve récurrent : elle est sur scène, récite un monologue, la couronne qu’elle porte sur la tête n’est pas en lauriers tressés « mais en fleurs de pensées ».

Elle arrive à Bordeaux avec ses piquets de carroyage, passe au tamis la langue que nous parlons et qui n’est pour elle qu’un champ de fouilles.

À la gare, Renée accueille Yuna, puis l’héberge chez elle. Les deux femmes partagent un petit drame ménager au niveau de la tuyauterie. Le plombier s’enfuit. Les voilà toutes les deux seules aux prises avec le métal « cassant comme l’opercule d’une boîte de Coca-Cola qui se casse sous les doigts d’une femme assoiffée ».

La relation linguistique entre ces deux femmes intransigeantes, cruelles, à l’affût des faiblesses intellectuelles de l’autre, montre ce qui ne pourrait jamais arriver entre deux hommes, eussent-ils atteint le plus haut niveau d’exaspération mutuelle. Yuna écrit une lettre à Renée, pour mettre les choses au point, ou quelque chose comme ça. Mais elle n’envoie pas la lettre. C’est alors qu’elle se rend compte que Renée se comporte comme si elle avait reçu la lettre. « Un sport de combat où l’on s’affronte à l’épée en bambou. »

L’image lui vient du fait qu’en japonais, pour écrire le mot kotaeru (répondre), elle utilise un idéogramme contenant une couronne en bambou. Grand mérite du traducteur, Bernard Banoun, d’avoir su rendre l’étrangeté d’une pensée où le sens des mots se courbe selon l’énergie qu’on met à les tracer. D’ailleurs, Yoko Tawada, l’auteure de cette merveille de livre, place entre les paragraphes d’agaçants idéogrammes que j’ai mis du temps à accepter. Et pas encore compris.

Je voudrais ne faire que citer « cette élève exubérante qui vouait un amour inconditionnel à chaque phrase ». Des phrases qui se fichent en vous comme un aimanté d’aiguilles trouvées une à une dans une meule de foin. Piquantes et utiles, bonnes et belles. Ce Voyage à Bordeaux n’est pas cousu, mais épinglé sur le canevas transparent de l’intrigue, à peine amoureuse. Ces idéogrammes seraient donc des agrafes ? On y vient. Crochets de flash-back, respirations, ellipses, ou incises, tout ce qu’on veut, ils opèrent. Vers la page 38, j’ai pensé à Nathalie Sarraute. Pourquoi ? Une façon de s’installer à la terrasse d’un lieu ordinaire, à la bonne place, laissant toujours entre soi et le monde un verre de blanc sec, ou une tasse de café, livrée par un serveur discret.

L’art d’observer est aussi celui de laisser venir les souvenirs. En tripotant le bâtonnet de sucre en poudre, tout à coup, à l’évocation de Viviane, ça se déchire, le sucre se répand sur le sol noir en ardoise. « Elle essaya de balayer discrètement avec ses chaussures mais n’osa pas aller ensuite reprendre un sachet de sucre à la caisse. Le goût amer de l’express fit revenir Viviane, elle se tenait devant Yuna. » Des petites choses comme ça qui font les grands livres.