Libération, 15 mars 2001, par Jean-Baptiste Harang

Les yeux en Allemande

Première traduction d’une Japonaise de Hambourg qui mène de front deux œuvres.

Le nom déjà, Yoko Tawada, et la photo de petite fille boudeuse trop jeune pour son âge, les cheveux lourds, noirs, tombants sur les yeux d’amande, il fallait bien l’écrire le plus gros possible sur la bande, avec effet de relief : traduit de l’allemand. Yoko Tawada est Japonaise, elle est née à Tokyo en 1960, venue en Europe en 1979 pour la première fois par le transsibérien, elle visait Moscou dont le nom sonnait dans sa famille comme « Paradis » ou « Eldorado », elle avait trop d’élan, trop de désir, d’enthousiasme, allez savoir, elle se retrouve à Hambourg où elle vit depuis près de trente ans à écrire deux œuvres, l’une en japonais, l’autre en allemand, deux rives d’un même fleuve, séparées à jamais, elle refuse de se traduire elle-même. Yoko Tawada est à la tête d’une quinzaine d’ouvrages, de tous les genres, dans chacune des langues.

Les textes épars (écrits sur dix ans) réunis ici par Verdier ont l’allure d’une cohérence reconstituée, l’air d’échantillons choisis pour faire patienter jusqu’à l’automne où doit paraître son premier roman Opium pour Ovide, et, du coup, on s’impatiente. Car ce petit recueil délicieux présente une posture d’écrivain inédite, la plume entre deux langues, que ces deux cultures (qu’elle veut croire étanches et sur lesquelles elle ricoche sans préférence) poussent vers une naïveté originelle : elles lui permettent d’énoncer des évidences oubliées et de lire dans la banalité les plus étranges contes.

Les alphabets s’y télescopent, les 26 lettres du nôtre font-elles le poids face aux milliers d’idéogrammes sus ? Le titre prétend que les narrateurs n’ont pas d’âmes, les âmes, en tout cas, ont une narratrice: Yoko Tawada sait que l’âme est un petit pain souabe, ou un poisson. Elle a appris des Indiens que l’âme ne peut pas voler plus vite qu’un avion et qu’à force de voyager on finit par la perdre et la croiser parfois lasse dans le ciel. Et de ses allées et venues entre Orient et Occident elle a appris que « le corps qui veut et doit être vu est un corps européen. Ce n’est même pas forcément une question de narcissisme. Ce besoin est bien plutôt causé par la crainte que ce qui n’est pas vu peut à chaque instant disparaître ». Elle dit que l’écriture de chaque texte produit un excédent qui ne trouvera sa place que dans un autre texte, qu’une langue toujours « essaie de détruire une autre langue vivant sous le même crâne ». Elle tire de grandes leçons de petits riens, double son étrangeté en doublant sa langue et raconte comme personne (écoutons deux fois l’histoire des kokeshi, p. 21 et 85), elle cherche en vain une traduction occidentale aux mots futo et omowazu, elle sait que « sur un bateau, tout le monde se met à mentir ». On la croit.