Télérama, 19 septembre 2009, par Marine Landrot

Racine version nô

Le voyage délicieusement loufoque d’une jeune Japonaise en Europe.

Débris épars, particules volatiles, grains de sable disséminés: les fragments qui composent ce roman cocasse revendiquent leur indépendance. Deux ou trois paragraphes par page, ourlés d’idéogrammes japonais, mystérieux comme des paupières qui se referment. Bienvenue à l’intérieur du cerveau de Yuna, timide étudiante japonaise qui s’enhardit un jour à faire croire à une conférencière de Hambourg qu’elle a l’intention de monter une pièce de Racine sous forme de nô japonais: « Peut-être n’était-ce pas un mensonge, mais un tigre. Dessiné dans l’air d’un unique coup de pinceau. Noir et blanc, simple, d’un trait. Ses membres n’étaient pas reliés par l’anatomie, mais par la force de son élan. »

Le bateau la mène à partager l’existence de la spécialiste en tragédie française, quitte à faire le plombier sous son lavabo en zieutant ses varices naissantes et ses doigts de pied incurvés. Puis Yuna prend le train pour Bordeaux, où l’accueille le beau-frère de son idole lettrée, un ours en pull marron marchant d’un pas mal assuré.

Le sautillement des pensées de Yuna, clownesque et clairvoyante voyageuse, donne au livre une indéfinissable allure de film muet. Écrivain atypique, russophone et anglophone, rédigeant ses livres tantôt en japonais, tantôt en allemand, Yoko Tawada est férue de cinéma. L’un de ses plus beaux romans, L’Œil nu, raconte d’ailleurs la fascination d’une réfugiée de RDA pour les films de Catherine Deneuve, dans le Paris des années 1980. Le Voyage à Bordeaux est aussi une histoire de déracinement, loufoque et déchirante, dont les lignes de fuite sont tendues vers le souvenir. Double de l’auteur, le personnage de Yuna prend appui sur les détails les plus absurdes, les plus inhumains de sa vie d’exilée, pour se laisser propulser au plus profond de sa mémoire, aux premiers balbutiements, à l’origine même de la langue. Au commencement, tout se brouille, dans un brouhaha intraduisible : « Dans la tête de Yuna, un oiseau et un poisson avaient quatre pattes comme un cheval. La mer, c’était la mère et l’eau. Quand le rivage traite avec une groseille, quand il lui vend un humain indéterminé et en échange lui achète une mère, cela lui donne une mer et une activité d’écrivain. » Puis, à la faveur d’une baignade en piscine, la limpidité intérieure se généralise, et les mots disent l’essentiel : l’héroïne a peur de mourir, son existence tout entière tournée vers ce qu’elle redoute le plus : « le moment que l’on nomme aller-au-lit ». Carrefour de tensions et de rêveries, l’écriture de Yoko Tawada méduse par son étrangeté languide, formidablement rendue par son traducteur français de toujours, Bernard Banoun. Dans ce livre absurde et très intérieur, on rit sous cape, on pleure sous bonnet de bain. Il y réside un fol espoir, résumé par la dernière phrase, courte et métallique : « La porte s’ouvrit avec un déclic. »