Le Figaro, 22 mai 2003, par Claude-Michel Cluny

Rome au fil de l’eau

Ce ne sont jamais les théories qui changent la littérature, c’est le talent. Pas non plus dans le sens idiot du progrès – il n’est pas de progrès en art, simplement des évolutions de point de vue, de rapport au réel, de sensibilité. Dans le dernier de ses livres à ce jour, Natura morta, Josef Winkler ne prend le contre-pied de rien (ce serait encore de la posture théorique), il se tient de plain-pied avec son art, sa vision, sa manière. Dans sa propre ligne, sans concession, superbe et tragique de Quand le jour viendra1. Des œuvres écorchées, ou les livres d’un écorché ? Dans ce cas, l’auteur, dans le désordre de sa Natura morta, fruits, mouches, boyaux, cadavre de la beauté, eh bien l’écorché bouge encore. Il fait plus : il nous laisse pantelants au milieu d’un pandémonium très ordinaire, je veux dire une scène kaléidoscopique de la vie quotidienne.

La vie d’une journée à Rome, ici ou là, attrapée au vol entre un des marchés populaires proche de la Stazione Termini et les encens artistiques du Vatican. Que fait l’écrivain ? Il voit. Il note en passant, curieux, détaché, intéressé, un rien voyeur, complice, qui sait… D’ailleurs, on ne sait pas qu’il est là, le voyeur, il ne fait pas d’ombre. La lumière, elle, éclaire de quoi couvrir une palette de peintre, fauve ou bien expressionniste. Celui qu’on ne soupçonne pas regarde, écoute, flaire les couleurs, oranges pourries, poissons avancés, deuil des roses qui fanent, cigarettes bon marché, sueur des foules, tiédeur d’un entrejambe, ruissellement de viscères, marbres de Saint-Pierre ; il engrange la vie romaine à en perdre le souffle : sa nature morte ne tient pas en place !

Il la prend par un bout, un autre, change de place, revient sur ses pas, recoupe les allées et venues du tout-venant, et la vie recompose les étals, redresse un bouquet, arrange une rencontre. Le jeune Piccoletto, le fils de la marchande de figues, lorgne celle des filles et donne la main au gros marchand de poissons. Rome sécrète sa fièvre quotidienne, on serait encore au temps de Pétrone s’il n’y avait, de l’autre côté du Tibre, cette pièce montée de marbre et d’or pour les noces du pape. I gladiatori della strada sont même à l’écran… Le jeune Piccoletto, le fils de la marchande de figues, va et vient dans la ville – la ville, disaient les Romains, pour lesquels il n’y en avait qu’une –, mouche sur la toile encore invisible de son destin. Il vient de se faire recoudre le front abîmé par un ventilateur.

Comme il est revenu à l’étal malodorant du gros Frocio, le marchand de poissons, Piccoletto voit qu’un peintre dans la dèche avait reproduit aux craies de couleur le Saint Sébastien de Guido Reni sur l’asphalte et que la pluie venue commençait de le délayer. On songe à l’effacement subi de la fresque découverte dans le métro : Roma de Federico Fellini. La vie – les fruits, les fleurs, les Tziganes aux allures de pies voleuses, les viandes rouges et bleues, les écailles de poissons morts qui volent sur les mains, les douteuses iridescences de la triperie, la fille qui se caresse le zizi en téléphonant, la mode du piercing, le camé qui défaille, bref, la vie en marche ne s’arrête-t-elle que pour s’effacer ? Piccoletto revenait en courant sous la pluie, porteur d’une pizza pour le gros poissonnier.

Les artistes de la Renaissance avaient porté à un point de perfection toujours inégalé l’art de la marqueterie, l’intarsio, dont les chefs-d’œuvre comportent de merveilleuses natures mortes. Il ne leur manque, pour citer l’admiration des naïfs, que le mouvement… Le récit de Josef Winkler, sous-titré « une nouvelle romaine », est emporté par un agitato d’une construction imperceptible, savante et irrésistible. Il sera filé sans pause jusqu’à la fin, encore après que le destin eut rattrapé le fils de la marchande de figues, Piccoletto… Une « nouvelle » née de l’art de la fugue, et qui nous éclabousse de vie, de sang, de déchets, avec une sorte d’énergie sauvage, tandis que l’impavide figure de la fatalité, qui ne dort jamais, savoure sa proie. Le prix Alfred Döblin a couronné cette éclatante réussite : ce n’est que justice.

 

1. Même excellent traducteur, même éditeur.