La Quinzaine littéraire, 15 décembre 2006, par Jacques Le Rider

Hofmannsthal au complet et commenté

Magnifique coup double de l’un des meilleurs connaisseurs de Hugo von Hofmannsthal : Jean-Yves Masson met au service du génie viennois son savoir-faire de traducteur et son talent de poète. Toute traduction est une interprétation, mais Jean-Yves Masson ajoute à son travail de traducteur un essai d’une finesse et d’une justesse remarquables.

Loué soit l’éditeur qui a consenti à une édition bilingue ! Les vers de Hofmannsthal, qui comptent parmi les plus parfaits, les plus fluides et les plus musicaux d’une langue allemande chargée d’histoire, chambre d’échos de Goethe et de Novalis, classique et romantique à la fois. Jean-Yves Masson a commencé à les traduire il y a vingt ans et ce volume a été précédé d’un choix publié dans la collection « Orphée » dirigée par Claude-Michel Cluny. Fidèle à lui-même autant qu’à Hofmannsthal, le traducteur n’a presque rien changé, à part quelques retouches. « Nous qui ne cherchons plus un but à nos errances », à la fin de l’avant-dernier tercet de la « Ballade de la vie extérieure », publiée en janvier 1896 dans les Blätter für die Kunst de Stefan George, est devenu « Nous qui ne cherchons pas de but à nos errances » :

Was frommt das alles uns und diese Spiele
Que nous importe tout cela, et tous ces jeux,
À nous, pourtant adultes, éternellement solitaires,
Nous qui ne cherchons pas de but à nos errances ?

D’autres traductions n’ont pas été modifiées, mais pourquoi aurait-il fallu changer quoi que ce soit à la déconcertante simplicité de cette première strophe du Troisième tercet « Sur la fugacité des choses » publié en mars 1896 dans la même revue :

Wir sind aus solchem Zeug wie das zu Träumen
Nous sommes de la même étoffe que les songes,
Et les songes ouvrent leurs yeux, pareils
À de petits enfants sous des cerisiers

Se conformant au principe de l’exhaustivité et de l’ordre chronologique, ce volume des Poèmes complets, heureusement, ne s’achève pas sur la très décevante « Réponse de l’Autriche », poème patriotique publié dans le journal viennois Neue Freie Presse le 24 septembre 1914. Jean-Yves Masson ajoute un ensemble de textes posthumes, beaucoup moins bien connus, et cette dernière partie du livre, si elle ne révèle aucun chef-d’œuvre négligé, attire l’attention sur des poèmes où le meilleur Hofmannsthal se livre sans apprêt et sans masque. Ainsi dans le sonnet intitulé « Épigones » qui date de 1891 (l’auteur avait dix-sept ans) et qui révèle que Hofmannsthal éprouvait déjà le déchirement entre tradition et modernité qui n’allait pas cesser de s’approfondir en lui.

Vous avez écouté sans entendre, regardé sans voir :
Or commencement et fin sont une seule et même chose,
Et si l’époque prend un tournant, c’est en ce point où tu te trouves !

Ici, le ton de l’épigramme, le style des Xénies de Goethe et de Schiller a pris le pas sur le lyrisme. Dans ce dernier vers, la traduction de Jean-Yves Masson n’a pas la concision lapidaire, ni la trompeuse limpidité de Hofmannsthal : Und wo du stehst, dort ist die Zeitenwende !

« Un héritier inquiet », c’est le titre du premier chapitre de l’essai de Jean-Yves Masson sur Hofmannsthal. Relisant la Lettre de Lord Chandos, texte trop fameux peut-être, puisque tout le monde s’y réfère, mais que bien peu lisent, Masson parvient à cette formule convaincante : « Les livres renvoient Lord Chandos lecteur à sa solitude irrémédiable : la culture qu’il espérait exploiter pour son œuvre future se dérobe à lui comme le sol sous ses pieds. C’est la même expérience, celle de l’inutilité de la culture héritée, que fera Hofmannsthal en Grèce face aux ruines de l’Acropole. » Sa perspicace analyse de la Lettre du dernier des Contarin permet à Masson de montrer que « crise du langage, crise de l’identité, crise de la tradition sont profondément liées ».

Il est bien vrai que la plupart des interprétations récentes de Hofmannsthal prennent appui sur les essais et les correspondances pour situer l’auteur dans le contexte de la modernité viennoise. Jadis, on étudiait d’abord le poète, considéré à juste titre comme l’un des trois grands classiques de la poésie de langue allemande du début de siècle, avec Rainer Maria Rilke et Stefan George. Parler des poèmes de Hofmannsthal est difficile, surtout lorsqu’on a lu les pages ravageuses que l’auteur, qui sous ses dehors affables était aussi un « homme difficile » (c’est le titre de la merveilleuse comédie de caractère où Hofmannsthal a dessiné un de ses autoportraits les plus sincères), consacre à ces philologues qui s’emploient non sans succès à extirper l’amour de la littérature et du langage. Ils sont comme les mauvais acteurs contre lesquels fulmine Hofmannsthal dans son texte sur le tragédien Mitterwurzer, auquel il vouait une admiration sans bornes : au lieu de laisser parler les textes, ces mauvais acteurs et ces doctes philologues se posent « en interprètes de l’auteur » et ils ne sont que « des diseurs, des contemporains cultivés et Dieu sait quel fatras répugnant et sans substance ».

Hofmannsthal, un des auteurs les plus commentés qui soient (les études hofmannsthaliennes remplissent une bibliothèque à elle seule), un des mieux initiés aussi aux discours universitaires sur la poésie (il avait écrit une thèse de doctorat sur les poètes de la Pléiade et une thèse d’habilitation sur Victor Hugo), était allergique aux commentaires et aux « interprétations », ce qui ne l’empêchait pas de guetter anxieusement les marques d’intérêt des germanistes pour son œuvre.

Jean-Yves Masson a donc bien raison d’insister sur « la haine du concept » qui est « la caractéristique la plus profonde de l’œuvre de Hofmannsthal », en tout cas de son œuvre poétique et de ses pièces de théâtre. Le rêve « d’un retour aux pouvoirs adamiques du langage (…), à une fonction magique du poète » hante ses textes, mais cette fascination du primordial va de pair avec le rejet du primitif. Jamais il ne cessera de s’accrocher aux vieux parapets de la tradition culturelle et morale. Comment être un Adam de haute civilisation ? On retrouve la contradiction entre le culte de la tradition et le besoin de « déconstruction » généralisée des discours conventionnels qui, chez le jeune Hofmannsthal prend à certains moments l’allure d’une crise psychologique aiguë, d’une angoisse de dédoublement et de dissociation de la personnalité.

Les remèdes du temps, que Jean-Yves Masson, plein d’une affectueuse sympathie pour l’auteur qu’il pratique depuis si longtemps et qu’il connaît si intimement, appelle « une métamorphose des facultés créatrices », donneront à Hofmannsthal l’allure de poeta doctus écrivant comme il respire, qui ne sera jamais qu’un rôle de composition destiné à masquer l’angoisse jamais surmontée de l’épigone, de l’héritier encombré d’une tradition dont il n’arrivera jamais à se libérer. Cependant que de chefs-d’œuvre ont succédé, dans l’œuvre de Hofmannsthal, à son douloureux renoncement à la poésie ! Les livrets d’opéra, L’Homme difficile, la version sombre de La Tour, le roman fragmentaireAndréas et ses prolongements, et il faudrait mentionner bien d’autres titres encore, sont des sommets qui dominent la littérature contemporaine.

Un des apports les plus stimulants du bel essai de Jean-Yves Masson qui, entre autres talents, est aussi un brillant comparatiste, consiste à renouveler le parallèle entre Monsieur Teste et Lord Chandos. Ce rapprochement souvent établi débouche, chez Masson, sur une opposition : Valéry est un Narcisse qui parle et qui ne cessera de parler, Hofmannsthal un Narcisse qui se sait incapable de continuer à écrire des poèmes. Il semble bien que Masson préfère Hofmannsthal à Valéry, le manque d’assurance et l’anxiété de Lord Chandos au « Léonard, pure puissance de l’esprit ».
Le dernier chapitre, consacré aux Instants de Grèce, l’admirable essai inspiré par l’expérience grecque de Hofmannsthal en 1908, est un brillant finale qui rassemble tous les leitmotive du livre. « La Grèce olympienne de Goethe, mais aussi la Grèce sauvage de Rhode, la Grèce politique de (…) Fustel de Coulanges, la Grèce slavisée de Fallmerayer, (…) la Grèce du paysage de Sparte héroïsé par Barrès : rien de tout cela ne peut décrire ce qu’est vraiment la Grèce. » Seul le retour du voyageur à un âge d’innocence, seule la saisie du nouveau et de l’inconnu hors de tout concept permettent de transformer un parcours de « tourisme culturel » en véritable initiation.

En publiant conjointement cette excellente traduction des poèmes de Hofmannsthal et cet essai qui donne envie de les relire d’un œil neuf, Jean-Yves Masson ajoute deux pièces maîtresses à l’édifice déjà imposant de ses travaux hofmannsthaliens. Il nous en annonce plusieurs autres dans son avant-propos et dans sa bibliographie, et l’on ne peut que les attendre avec impatience.