La Quinzaine littéraire, 1er novembre 2008, par Georges-Arthur Goldschmidt

Au cœur de l’Autriche : l’effroi originel

Josef Winkler qui vient, en juin 2008, de recevoir le prestigieux prix Büchner, est l’un des auteurs autrichiens les plus importants. Son œuvre a une portée non seulement hautement littéraire, mais rend compte aussi de l’histoire de son pays et peut-être également de tout un monde souterrain du continent européen.

Depuis une vingtaine d’années s’exprime, tout à coup, dans la littérature de langue allemande, un effroi originel qui au cours des siècles n’avait jamais pu se formuler autrement que par la violence, la persécution et la mise à mort. Toute une littérature du défoulement et de la détresse, enfin exprimée en mots, s’est mise en place tant en Allemagne que surtout en Autriche, à travers des écrivains tels que Franz Innerhofer, Thomas Bernhard ou précisément Josef Winkler.

Toute son œuvre est une constante reprise du thème de l’enfance écrasée sous le poids de la brutalité d’une société paysanne, à la fois aisée et figée, brutale et mièvre où la tendresse ne trouve guère de place, où toute déviance est implacablement réprimée. La dimension est celle qui aborde l’inconscient, les désirs non exaucés, les dessous de la réalité. L’homosexualité et la religiosité, le paysage et les animaux, la douleur et la folie sont au cœur de cette pitié objective de ce qu’écrit Winkler. « Quand je vois du sang d’animal, un homme se dresse hors de sa tombe. » En même temps les rites et cérémonies de l’Église catholique ne cessent de fasciner le narrateur, dans ce mélange de mort et de vie qu’ils reflètent. Cette Église catholique qui enserre et capte l’enfant, dès ses premières images obsessionnelles de souffrance, de fascination, de crucifixion, et de mort.

La dérision et le sacrilège sont une autre forme de l’adoration enfantine : « je tressais des couronnes d’épines, des grandes et des petites, sur les prés des bords de la Drave et je les fixais sur les têtes des carpes et des brochets morts. » Le suicide et la splendeur ! C’est toujours le même village natal, Kamering, en Carinthie, incendié dit-on par des enfants qui est le centre de ces récits et en particulier de Langue maternelle qui parut en 1982. L’enfant de chœur mort y est à sa place aux côtés des deux adolescents suicidés, Jakob et Robert, qui de même que la bonne Christa, sans cesse violée et battue, habitaient le village-crucifix, reconstruit, en effet, en forme de croix, en signe d’expiation.

L’écriture de Josef Winkler est directe, sans fard, immédiate comme elle-même issue du fond de ce dont elle parle. Par les mots Winkler veut créer des images qui absorbent les mots. Son écriture est une redécouverte de l’exactitude. Dans ce roman ce n’est pas l’intrigue construite qui importe, mais un univers à la fois sensoriel très précis et très situé dans un même village où horreur et exaltation se confondent. Ce sont, de livre en livre, les mêmes thèmes toujours inépuisablement différents qui reviennent, le même emmêlement du désir et de la mort, de l’enfance et des rituels.
On peut se demander si le véritable contenu de son écriture d’une extrême cohérence, où tout est corporellement saisissable – pas une phrase dans Langue maternelle qui ne fasse image –, si son « projet » donc n’est pas la simple et immédiate immersion dans tout ce qui est à la fois angoissant, énigmatique et d’une force à laquelle il est difficile d’échapper. Il n’y a jamais de commentaire, jamais de jugement mais une immense sympathie. La réalité, c’est le tout-à-la-fois visuel, auditif, olfactif dans la simultanéité des faits, des pulsions et des désirs. Tout s’enchaîne selon un rythme intérieur dont l’évidence et la force s’imposent peu à peu au fil des pages. La diversité et la multiplicité des impressions et des faits vécus à la limite à la fois de l’horrible et du merveilleux produit une unité, une densité sans cesse renouvelées à travers les innombrables « menus faits » racontés.

On n’est pas loin d’une charité extrême, hors de toute référence à une « morale » où la sauvagerie domptée et la cruauté ouvrent en même temps sur une constante tendresse. Le narrateur voudrait qu’on le prenne dans les bras et le protège de cette violence obsessionnelle. Les figures père, mère, frère sont toujours et jamais les mêmes, elles rencontrent les mêmes objets poupées, animaux, crucifix et cimetières. Le narrateur rêve de s’assimiler, de s’absorber en eux et à sa mère dans une mort vivante, toujours présente : « Des flocons tombaient dans la bouche ouverte. Ses veines dont enfant il suivait les lignes sur son corps ressortaient comme un entrelacs de fleurs de givre. »

La famille ou plutôt les familles du village constituent le maillage du récit. Les personnages sont tous situés dans un espace qui leur est propre et chaque détail qui les caractérise se dessine matériellement dans l’esprit du lecteur, si bien que ce livre trace une extraordinaire géographie des émotions, des sentiments et de l’aventure humaine.

Langue maternelle donne aussi un aperçu saisissant de l’intimité « sociologique » de l’Autriche provinciale, une population « lourdement encadrée », qui vote si souvent pour l’extrême-droite, hostile à tout ce qui est étranger et inhabituel. « À l’époque, j’avais les cheveux tombant sur  les épaules et on m’appelait le Christ de rechange. Espèce de Juif, entendais-je souvent. Au village, Juif est une insulte, tout comme Tschusch est une insulte », fait dire l’auteur au narrateur. « Tschusch » désigne dans cette région d’Autriche les Slovènes. À ne pas oublier non plus cette autre injure courante en Autriche : « Sie Künstler ! » Espèce d’artiste, que vous êtes. C’est dire !