Libération, 26 décembre 1991, par Noël Herpe

Dans sa présentation de Sacher-Masoch, Gilles Deleuze a magistralement fait apparaître ce qui distingue le masochisme du sadisme ; on pourrait également se demander pourquoi, au formidable pouvoir poétique de celui-ci, répond la timidité créatrice de celui-là… comme si le « froid » masochiste défini par Deleuze produisait une sorte de glaciation romanesque. C’est du moins une semblable impression que laissent La Mère de Dieu, La Pêcheuse d’âmes ou La Dame blanche aujourd’hui traduits : celle d’une galerie de miroirs qui reproduirait à l’infini les mêmes obsessions et les mêmes archétypes. Qu’elle se nomme Dragomira, Mardonna ou Sarolta, il s’agit toujours de la même Vénus couverte de fourrures, dont le corps marmoréen s’apparente plus à celui d’une statue antique qu’à celui d’une femme de chair et de sang ; chacune de ses apparitions donne lieu à une minutieuse description vestimentaire, qui la « chosifie », qui la pétrifie dans un perpétuel arrêt sur image : « Sa pelisse tombait autour d’elle comme un ruisseau de sang ; le couteau du sacrifice étincela dans sa main et ses lèvres entrouvertes laissèrent voir ses dents. Dragomira se pencha tendrement vers le bien-aimé et lui passa un bras autour du cou. Pendant qu’elle collait ses lèvres à celles de Soltyk, sa main droite lui donnait le premier coup. » Tout se passe au ralenti, dans une savante décomposition qui est un peu celle du rêve ; à quoi s’ajoute tout un système de représentations qui achève de figer le récit dans un symbolisme un peu trop évident, dont les personnages, parfois, offrent eux-mêmes la clé : « Comme le loup tombait mort aux pieds de la princesse, Steinfeld […] dit à Sarolta : « Cette scène a pour moi une signification symbolique : une voix intérieure me dit que c’est là le sort même qui m’attend. Serait-ce un présage ? » Cette prolifération de signes donne au récit quelque chose de parfaitement prévisible ; le fameux « contrat » par lequel l’écrivain réglementait ses fantasmes de soumission, il l’impose également au lecteur – ne lui proposant rien qui ne soit soumis à une rigoureuse nécessité, et, de fait, rien qui puisse le surprendre ou le choquer.

Si la poésie est présente, c’est plutôt à travers un climat qui évoque à la fois celui des Cent vingt journées de Sodome, du roman gothique et des contes populaires d’Europe centrale : « Le soleil était couché, des brouillards gris, aux formes de spectres, montaient et se massaient autour du manoir. Elles entrèrent comme par la porte sombre et fumeuse de l’enfer. » Il flotte sur certaines phrases comme un parfum, d’« inquiétante étrangeté ». Ce qu’on retient surtout, c’est une sorte de menace imprécise, diffuse, qui rôde et frappe sans qu’on puisse toujours lui prêter un visage : « […] quatre bras vigoureux poussèrent la victime dans un réduit complètement obscur. La porte se referma. Deux torches allumées furent fixées à la grille. La lueur rougeâtre de ces torches permit de voir les magnifques tigres et panthères qui étaient couchés tout autour de la vaste cage. » C’est le même alliage d’un fantastique un peu naïf et d’une inquiétude plus souterraine, plus subtile : « On eût dit qu’il avait là un hôte non invité, qu’on ne pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence et qui vous observait et vous épiait… Une étrangère et hautaine figure se tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et s’asseyait à côté d’eux comme une ombre menaçante. » Sacher-Masoch n’est jamais plus convaincant que, lorsqu’il renonce à incarner son fantasme, lorsqu’il consent à laisser dans l’ombre cette figure féminine qui sans cesse se dérobe (ou se déguise en homme, en paysanne, en femme du monde, etc.) lorsque, au-delà des conventions du schéma masochiste, il remonte vers une « indétermination » beaucoup plus angoissante.

C’est le même usage du clair-obscur qui fait le charme de L’Amour de Platon, nouvelle jusqu’ici inédite en France et qui – au sein du cycle de l’Amour, lui-même compris dans la vaste « théodicée » du Legs de Caïn – constitue une sorte d’épilogue de La Vénus à la fourrure : là où s’arrêtait l’aventure de Séverin, dégoûté du choix entre le « marteau » et l’« enclume » auquel il prétendait ramener l’amour, commence celle du jeune Henryk : pour celui-ci, il s’agit d’atteindre à un amour spirituel, dégagé des entraves corporelles et temporelles, et dont sa relation avec une certaine Mimi lui offre le modèle (fourrure comprise) : « Je crois presque maintenant que je suis puni de n’avoir pas voulu aimer une femme en étant tombé amoureux d’un chat. » L’apprenti Platon croit enfin avoir trouvé son idéal en la personne du très ambigu Anatole : « J’ai commencé à aimer un homme et je vais finir par adorer une femme. » Nous sommes là au cœur du « suspens » dont parle Deleuze, dans une sorte de version épurée du rêve masochiste ; et si, là aussi, il y a déguisement et mise en scène, c’est pour mieux tenir à distance ce qui ne doit pas être atteint : « Une jolie femme est pour moi comme une œuvre d’art […] que l’on ne doit pas toucher […] si l’on ne veut pas que le charme disparaisse… » Ainsi l’amour n’est-il pleinement éprouvé que dans une pénombre qui dissimule au jeune homme le visage et l’identité de l’être aimé ; si l’érotisme réapparaît, c’est sous la forme d’une menace qui est celle de la nature elle-même ; refuser l’incarnation, c’est surtout refuser une vie « dont personne ne connaît et dont personne ne recherche le but, […] et à laquelle l’amour est associé pour qu’elle se poursuive sans cesse à travers des êtres nouveaux qui, comme nous, se réjouiront du soleil, de la lune et des étoiles et qui, comme nous, seront livrés à la mort ». De manière parfois trop explicative, Sacher-Masoch nous livre ici la colonne vertébrale philosophique de son fantasme, il nous fait entrevoir l’angélisme qui est en quelque sorte l’envers du masochisme – en même temps que l’échec auquel il est voué : comme Séverin, Henryk verra son personnage lui échapper et son rêve érodé par la vie ; et c’est aussi cette irruption inattendue de la réalité qui apporte à ce texte (comme à La Vénus) un ressort authentiquement romanesque.

On en trouve d’ailleurs un prolongement dans un curieux épisode de la vie de Sacher-Masoch : de même que la future Wanda lui avait écrit après avoir lu La Femme séparée, L’Amour de Platon devait être à l’origine d’une correspondance passionnée avec un inconnu qui signait : « Ton Anatole ». « Si tu es Anatole, lui écrit Sacher-Masoch dans un registre qui rappelle celui du livre, je suis à toi, prends-moi ! De toute mon âme… Ton Léopold. » C’est le début d’un véritable jeu de cache-cache, qui conduit les époux Masoch d’une salle de théâtre où ils ne parviennent pas à identifier leur correspondant, à une chambre d’hôtel où Wanda se retrouve face à face avec un bossu. L’affaire en étant restée là, « Anatole » se justifiera auprès de Wanda : « Je veux bien reconnaître que je me suis trompé dans l’interprétation de la nouvelle de Léopold, que j’ai supposé l’impossible, aspiré à l’irréalisable, en oubliant que nous ne sommes que des hommes […] et qu’il est présomptueux de vouloir dès à présent s’élever au-delà de la chair. » De même que La Vénus à la fourrure s’achevait sur un grand éclat de rire, les rêveries sublimes de L’Amour de Platons’achevaient, dix ans après, dans une trivialité vaudevillesque, et c’est précisément cette note de dérision qui manque à des œuvres plus tardives comme La Pêcheuse d’âmes ou La Mère de Dieu : elles sont trop lisses, trop privées de distance ; chez cet écrivain à l’ascendance contrastée, la raison germanique se soumet trop mollement à la passion slave ; Sacher devient trop volontiers l’esclave de Masoch.