Le Magazine littéraire, juin 2003, par Diane de Margerie

Ce qui intéresse Josef Winkler, c’est le désordre pléthorique de la vie opposé à la violente sécheresse de la mort. La pluralité magique des êtres et des choses qui s’exprime par un style envoûtant et sonore, une richesse de vocabulaire époustouflante n’est là que pour mieux dire la vulgarité, la sottise, la tragédie, les mutilations, le manque. Tout a lieu dans des milieux clos, malgré la profusion – milieu du marché, ou milieu des étals de bondieuseries près du Vatican. Et la profusion n’est là que pour masquer le vide. À lire Natura morta, je n’ai pu m’empêcher de penser aux listes de la Japonaise Sei Shônagon (du Xe siècle), à ses inventaires de choses déplaisantes ou de choses qui fascinent, qui font ressortir l’horreur d’un paravent, mystérieux et unique, représentant de l’enfer.

Natura morta, comme un des derniers livres traduits ici, Le Cimetière des oranges amères, se passe en Italie, pays où tout regorge, où tout atteint à une plénitude qui peut aboutir à l’excès meurtrier. Ce cimetière était celui des miséreux de Naples où tous les exclus étaient jetés pêle-mêle, ce qui permettait au narrateur de projeter leur souvenir dans la Rome d’aujourd’hui, près de la gare où tout grouille et se confond, se faufile et se perd – les sexes, les âges, les nationalités. Derrière le paravent chaotique et le tohu-bohu chatoyant de ces textes souffle sans doute toujours l’haleine empoisonnée d’une enfance douloureuse mutilée par un père tyrannique et une religion qui se confond avec les menaces, la culpabilité, le péché, la punition.

Dans Natura morta, nous sommes à Rome devant des étalages monstrueux comme certaines peintures de Hieronymus Bosch, parmi les requins à la peau rugueuse, les anneaux des calamars, les ouïes des poissons, les seiches, les cœurs de bœuf, les têtes de chèvre – ou encore, près du Vatican, dans les boutiques où voisinent les piéta, les Jésus synthétiques, les touristes, les filles et garçons dont la puberté éclate. Au milieu de cette surabondance vitale qui cache un malaise dont plane la menace, se croisent des regards pleins de sensualité frustrée et circule (comme tant d’autres garçons dans l’œuvre de Winkler marquée par l’homosexualité) le jeune Picoletto, fils de la marchande de figues. Picoletto, bien sûr, suscite le désir, dont celui du poissonnier Frocio qui ne se prive pas de détailler son corps à peine dissimulé par ses bottes de pêcheur vertes et son maillot de corps blanc. Quoi ! Il existe encore un espace dans toute cette accumulation d’êtres, de choses, de poissons vidés, de choses à déguster, dévorer, acheter ou jeter, de touristes, de fillettes, de nonnes – encore un espace où loger quelque chose ? Mais oui, dans ce blanc s’insère l’inévitable désir, le désir sournois et triomphant, et plus encore, se glisse la mort future, absurde, de Picoletto. Avec Josef Winkler, le ver est toujours dans le fruit.

La violence criminelle de la vie restera omniprésente dans l’œuvre de cet écrivain né en 1953 dans un village autrichien car il fut très jeune témoin du suicide de deux valets de ferme qui s’étaient pendus ensemble. Peut-être cette double mort signait-elle la fin d’un amour interdit ? Une fois de plus je pense au Japon, avec cette langue somptueuse hantée par la mort, comme celle de Mishima. Il y a dans ces livres iconoclastes qui ont fini par remporter un immense succès, malgré leurs dénonciations sulfureuses, un mélange de volupté, d’imagination débridée, de lucidité presque sadique qui donne à leur style et à leur construction une force unique. À tel point que, mettant l’autre jour France Culture, il m’a suffi d’entendre deux phrases pour me dire : « C’est du Josef Winkler ». Et c’était bien un extrait de Natura morta.