Tageblatt, janvier-février 2013, par Laurent Bonzon

À l’ombre de la mort

L’écrivain autrichien Joseph Winkler est au Japon lorsqu’il apprend la mort de son père, à 99 ans, dans la ferme de Carinthie qu’il n’a quasiment jamais quittée. Lui qui, de livre en livre, a raconté impitoyablement sa famille et son village, revient sur la figure d’un homme qui est au centre de son œuvre. Requiem pour un père.

« Quand je partirai, je ne veux pas que tu viennes à mon enterrement ! » En tournée littéraire au Japon, l’écrivain n’aura pas eu à se contraindre pour respecter l’exigence formulée abruptement par le père, quelques années avant sa disparition, plus pour s’épargner d’ailleurs le spectre du scandale que par empathie ou sensibilité.

Car un fils écrivain qui raconte dans ses livres les histoires du village et de la famille, notamment les plus sombres et les plus secrètes, ce n’est pas la garantie de dignes funérailles…
Trop loin, trop long, trop tard. C’est donc à distance et à travers la loupe de sa mémoire que Joseph Winkler revient une fois encore sur le monde de son père : la ferme et le village perdu de Carinthie dans lequel il a grandi, les générations qui passent et les aînés qu’on enterre, le poids du catholicisme et de la tradition, les jalousies et les frustrations, la culpabilité et les silences, l’hypocrisie par-dessus tout.

Requiem pour un père rassemble plusieurs textes magistralement construits qui forment un étonnant face-à-face entre le passé des scènes familiales et le présent perpétuel de voyages en Inde durant lesquels l’écrivain, fasciné par les relations entre la vie et la mort, observe dans le détail les rites funéraires tels qu’ils sont pratiqués à Varanasi, autrefois Bénarès, au bord du Gange, là où la mort apporte « délivrance et rédemption, libération du cycle continu de naissances et de morts ».

À travers des pages saisissantes de simplicité et de culture, Joseph Winkler écrit à l’ombre de la mort, tendant à la Carinthie affectée et pudibonde, raide et exclusive, un miroir où le sacré vit partout dans le profane. Produisant d’impressionnantes images de la mort mise à nu par les rites et les traditions ancestrales de l’incinération des corps au bord du grand fleuve, qu’il passe des mois entiers à observer, l’écrivain renvoie sans cesse à ses propres obsessions et à ses propres paysages, hantés par le silence et la dissimulation. « Là où tu es, la mort est aussi ! », lui dit un jour une jeune fille dans un village de montagne en Carinthie où il s’est réfugié pour écrire.

Alternant un monde et l’autre, du subcontinent indien aux montagnes autrichiennes, l’auteur du Cimetière des oranges amères trouve un parfait équilibre, donnant aussi la mesure de l’amour et de la haine qui l’unit à l’univers dont il est issu (il faut lire le texte intitulé « Roppongi », qui est aussi le titre original du livre). La violence est alors dans les mots autant que dans les scènes familiales décrites ou endurées, le malaise dans les histoires et les vices cachés, la personnalité d’un frère ou d’une belle-sœur (« Toi tu vas arrêter d’écrire sur mon père et sur mon frère ! », le menace-t-elle), les secrets moisis dans les recoins malsains des cœurs des uns ou des autres…

Au milieu de ce cercle autrichien infernal, Joseph Winkler détache la silhouette de la mère, sacrifiée et réfugiée dans le mutisme, et la figure du père, homme de peine et de devoir, dont on découvre l’histoire et la vie difficile, avec la ferme pour tout horizon. Entre père et fils, pas de dialogue possible, pas de mots en partage, seulement le silence du respect réservé à ceux qu’on ne connaît pas. Trop loin, trop long, trop tard.