Scherzo, janvier 1999, par Yannick Mercoyrol

Poursuivant une œuvre de traductrice infatigable des poètes du haïku, Joan Titus-Carmel donne aujourd’hui un florilège d’un des maîtres incontestés du genre, Bashô, qui fait suite aux deux ouvrages consacrés à Ryôkan et Issa chez le même éditeur. On se gardera ici de la pédanterie consistant à brosser l’historique d’un genre devenu familier au lecteur occidental depuis quelques décennies : toutes les personnes s’intéressant peu ou prou à la poésie contemporaine ont en effet déjà eu entre leurs mains quelque anthologie et ainsi pu goûter le charme particulier à ces ensembles de trois vers marqués par le cycle des saisons et les différents météores. C’est que nombre de poètes français ont confessé leur goût pour ces agencements subtils, mariant fraîcheur et délicatesse, à tel point que l’un d’entre eux, Philippe Jaccottet, pouvait écrire dans un article paru dans la NRF, en 1960, que s’y découvrait bien souvent « une de ces relations cachées entre des choses lointaines, parfois même insignifiantes en apparence, relations dont la découverte illumine au point, dans certains cas, de changer notre vie ». C’est dire combien la découverte de cette poésie, et plus particulièrement de Bashô, qui en amplifie la densité, a pu marquer l’itinéraire des poètes majeurs de notre temps.

Et certes, la limpidité inhérente à cette forme, tout comme la puissance expressive qui se dégage de ses trois vers, pourtant éloignés de toute référence métaphysique ou ontologique explicite, se rencontrent presque en chaque poème choisi par la traductrice. Qu’il évoque une saisie de l’instantané (« Au milieu du champ / et libre de toute chose / l’alouette chante »), une image familière (« Paravent doré – / son pin vieillissant toujours – / retraite d’hiver »), un changement météorologique (« La première neige – / et les feuilles des narcisses / se courbent à peine »), une sorte de maxime de sagesse (« La fraîcheur – / j’en fais ma demeure / et m’assoupis ») ou bien encore une visite rituelle ramassée dans son espace compté (« Toute la famille / cheveux blancs, bâton en main – / la visite aux tombes »), l’art de Bashô utilise à merveille la contrainte formelle du haïku pour offrir une vision concentrée sur sa propre tension, mais nullement crispée, formant au contraire comme un espace mineur ouvert au monde. De sorte que le fréquent décalage d’un des trois vers présente comme le dégagement mimétique de cette ouverture, désormais sensible à la lecture, où vient se loger le sens :

Tout ne fut pour elle
que chant et stridulations –
mue d’une cigale

Pour ces subtils déhanchements du poème, pour les embardées minuscules qu’il propose à notre palais, pour le plaisir incomparable de la précision de cette voix conjuguant le mystère à la clarté, pour la nostalgie aussi bien que l’on ressent devant cette possibilité maintenue de l’ouvert, pour toutes ces raisons et d’autres encore, il faut lire Basho, absolument.