Le Monde des livres, 10 octobre 2003, par Patrick Kéchichian

C’est un enfer sans horizon, « qu’aucun homme ne devrait connaître », que décrivent les Récits de la Kolyma. L’édition intégrale et définitive de l’un des livres les plus terribles et nécessaires du XXsiècle paraît en français.

Aucun enfer imaginé par un écrivain ne peut ressembler à celui-là. Mais justement, ce n’est pas une fiction. Hallucinants, les Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov le sont d’abord parce qu’ils témoignent scrupuleusement, dans le détail, d’une réalité indubitable, celle des camps soviétiques de l’ère stalinienne. Il ne s’agit pas de peindre une fresque de l’horreur ou d’analyser avec recul et sérénité les conséquences immédiates de la dictature communiste. Il s’agit d’enfreindre la loi du silence et de l’oubli dont les bourreaux veulent toujours accompagner leurs forfaits. Mais qui est cet homme qui a ainsi désobéi ?

Fils d’un prêtre orthodoxe, Varlam Chalamov est né en 1907. En 1929, il est arrêté une première fois pour avoir participé à la diffusion du Testament de Lénine (dans lequel celui-ci faisait part de ses réticences à l’égard de Staline). Libéré en 1931, il rentre à Moscou et se consacre à la littérature. En 1937, il est arrêté de nouveau et condamné à cinq ans de camp pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste ». Il est envoyé à la Kolyma, presqu’île à l’est de la Sibérie, zone immense et peu peuplée – le froid, qui est, avec la faim, l’un des acteurs principaux des récits, descend fréquemment au-dessous de 50°C : « Planète enchantée : douze mois d’hiver, et le reste, c’est l’été », grince Chalamov. Dans des conditions inhumaines, il travaille dans différentes mines, d’or en particulier, car le régime a vite compris le profit qu’il pouvait tirer du peuplement de cette région riche par une main-d’œuvre innombrable (tous les ennemis du peuple…), gratuite, à éliminer après usage. En 1943, il est de nouveau condamné pour propagande antisoviétique. À partir de 1947, il exerce comme aide-médecin dans des établissements pour prisonniers. En novembre 1953 – Staline vient de mourir – il rentre à Moscou. Vie difficile, santé fragile, divorce. Amitiés avec Pasternak, Soljenitsyne ou Nadejda Mandelstam durent peu. Car l’homme qui juge que l’auteur de L’Archipel du Goulag est un « porte-parole du classicisme » et qu’il « ne connaît rien ni ne comprend ce qu’est le camp », est sombre, taciturne. Il écrit beaucoup, des poèmes, une autobiographie, des essais, un « antiroman » ; et, de 1954 à 1972, les Récits de la Kolyma. Des parties du livre sont diffusées clandestinement et hors du contrôle de l’écrivain. Une première édition paraît, en russe, à Londres en 1978. Sourd et aveugle, Chalamov meurt dans un hôpital psychiatrique de Moscou le 17 janvier 1982.

Maurice Nadeau publie un premier choix en français, dès 1969, chez Denoël. Une dizaine d’années plus tard, Catherine Fournier donne une traduction du livre en quatre volumes, aux éditions Maspero puis à La Découverte. Enfin, en coédition avec Fayard, ce même éditeur rassemble les récits en un seul volume (1986). L’édition qui sort aujourd’hui, et que l’on peut considérer comme définitive, comporte une section inédite, la dernière (Le Gant ou KR 2), dont les chapitres ont été écrits au début des années 1970. La composition du volume correspond à la volonté de l’écrivain.
« Ce que j’ai connu, un homme ne devrait pas le connaître, ni même savoir que cela existe », a écrit Chalamov. Et aussi, en 1971 : « Les Récits de la Kolyma, ce n’est pas une invention, ni une sélection de choses fortuites : la sélection a été effectuée par le cerveau auparavant, semble-t-il, de façon automatique. Le cerveau laisse remonter à la surface, ne peut laisser remonter que des phrases préparées par une expérience personnelle à un moment antérieur. Il ne s’agit plus ni de polir, ni de corriger, ni de parfaire : tout s’écrit au propre immédiatement. Les brouillons, s’ils existent, sont enfouis profondément dans le cerveau… » L’ensemble du livre met en œuvre cette rigoureuse « méthode ». Elle est la seule crédible pour rapporter ce que nul « ne devrait connaître ». Chacun des récits est comme un instantané de la vie à la Kolyma. La perspective temporelle ou spatiale ne s’élargit jamais. Il n’y a pas d’horizon. Nous sommes au cœur de la vie immédiate. Mais évoquer la vie, ici, ressemble à une plaisanterie. Il faut plutôt parler de mort, avec, comme variable, le temps nécessaire pour mourir. Il ne s’agit pas d’un enfer progressif, mais donné en une fois, en totalité, riche de ses multiples cavités, secteurs, hypothèses. Le dernier cercle est le seul possible, le seul autorisé. Mais, à partir des données concrètes de ses récits, Chalamov rejoint sans artifice les plus graves questions métaphysiques. Celle du suicide notamment ; celles aussi de notre rapport à l’autre, aux objets, au désir et au besoin…

Ce livre, qu’il faut ranger – avec ceux de Robert Antelme, de Primo Levi, de David Rousset ou de Tadeusz Borowski – parmi les plus terribles et nécessaires du XXe siècle, les plus beaux aussi, a gagné son statut d’œuvre d’art en contournant, pour ainsi dire, la question de la littérature. Écrivain, homme de culture, Chalamov pensait sincèrement que « la vie de Pouchkine, de Blok, de Tsvetaïeva, de Lermontov, de Pasternak, de Mandelstam est infiniment plus précieuse à l’homme que celle de n’importe quel constructeur de vaisseau spatial », comme il l’écrit à Soljenitsyne vers 1965. En même temps, sans contradiction, il pouvait affirmer sa volonté, avec la Kolyma, d’écrire « quelque chose qui ne soit pas de la littérature ». D’où le refus de polir, de corriger, de parfaire. D’où cette morale d’écriture et cette capacité qui en est le bénéfice direct : conduire le lecteur au sein même de l’espace décrit et non le laisser de l’autre côté de la vitre, comme un spectateur désolé mais protégé.

Cependant, il est d’autres manières de poser la question de la littérature face à « l’indicible » de l’expérience concentrationnaire, nazie ou communiste. À ce propos, il faut lire l’essai exemplaire de conscience et de clarté de Luba Jurgenson. S’appuyant notamment sur l’œuvre de Chalamov, elle démontre que, pour faire mémoire de ces expériences où l’esclavage, le mépris absolu de l’homme et l’assassinat collectif s’érigent en système, l’art et la pensée, loin d’être impossibles ou empêchés, demeurent des recours vitaux. Car nous ne sommes pas dans des domaines séparés. Ce qui reste à l’écart, ce qui doit se taire face à cet outrage fait à l’humanité, c’est la littérature comme luxe, distraction, égoïsme.

André Siniavski, qui connut lui aussi les camps après Chalamov, écrivait : « En cela réside la supériorité particulière de Chalamov sur les autres écrivains : il écrit comme s’il était mort. » N’interprétons pas mal cette phrase, comme s’il s’agissait d’exalter la mort. Les pages du survivant Chalamov ne démontrent qu’une chose : dans la réalité comme dans l’art, c’est la vie qui est précieuse, qui exige d’être exaltée.