La Quinzaine littéraire, 16 octobre 2000, par Christian Mouze

Comme un poisson dans l’eau

La Vichéra est une rivière de l’Oural occidental et une région forestière. En 1928, le pouvoir soviétique y établit un camp, dépendance administrative des camps de la Russie du Nord, le seul grand ensemble pénitentiaire qui existait alors. Au printemps 1929, condamné comme « élément socialement dangereux » (il avait voulu faire connaître le testament de Lénine), et après un séjour à la prison moscovite des Boutyrki, Varlam Chalamov y arrive. Dans la plénitude de son être.

Vichéra (sans doute écrit entre 1960 et 1970) est une suite de récits et de considérations sur la vie en prison, la vie dans les premiers camps soviétiques, et les hommes, souvent haut en couleur, droit commun ou politiques que Chalamov a côtoyés. C’est que celui-ci est un observateur attentif, aigu et privilégié. Son rôle, ses responsabilités au sein du camp (il remplit entre autres des tâches d’inspection), une personnalité à la fois prudente et déterminée lui permettent d’aller et venir dans une zone géographique assez large. Et de voir. D’enregistrer. D’analyser. De pressentir. De prévoir. Il étudie ainsi la mise en place d’un système de détention à grande échelle (le futur Goulag) que le régime s’efforce d’articuler et d’associer, en 1929-1930, à ses nouveaux objectifs : liquidation de la NEP, collectivisation forcée, élan quinquennal avec la construction des premiers grands combinats. Dans cette refonte du fonctionnement et de la finalité des camps, au sein de ceux-ci, les rapports sociaux et les rapports de pouvoir sont reconsidérés, et la situation de détenu et celle de gardien peuvent se confondre, voire s’échanger. Réorganisés « sur un pied d’efficacité », les camps deviennent « camps de rééducation par le travail » et témoignent de l’intégration du système pénitentiaire aux rouages de l’économie d’État.
« On introduisit le décompte des journées de travail, une invention de génie, tout comme la gradation alimentaire destinée à stimuler la productivité ».

Rechercher l’exploitation la meilleure du « travail gratuit des détenus », mais l’assimilation à l’économie d’État entraîne aussi toutes les déviances, tous les dévoiements, tous les comportements hypertrophiques de corruption et de concussion dont souffre celle-ci. Et pour l’établissement, la consolidation et la perpétuation de ce nouveau système, les ourkas (truands) se sentent soutenus par l’État face aux politiques (ennemis du peuple, donc irrécupérables).

L’une des singularités de Vichéra est de nous faire comprendre, au cœur même du régime carcéral et de ses métamorphoses, le glissement de toute une société au stalinisme. Toutes les composantes de la société, ce n’est pas un hasard, vont d’ailleurs passer par les camps. Pour le lecteur de Chalamov les camps n’apparaissent pas comme un effet du stalinisme, mais constitutifs de son être. « Moule de l’existence », « partie du monde », « image du monde » – tel est le camp qui ne compte pas plus de coupables ou d’innocents qu’il n’y en a dans le monde extérieur, puisque lui aussi est le monde. Aux yeux de Chalamov le camp soviétique n’est ni positif ni négatif. Il est. Au même titre que l’existence, que la vie sociale alors en construction et dont il forme l’une des pierres. « Au camp il n’y a pas de coupables ». On ne s’intéresse pas à la faute mais au travail, à la production, au pourcentage, et on pratique l’autosurveillance : comme dans le reste de la société.
Dénoncer le camp n’est pas l’objet de Chalamov, mais le voir et l’étudier. Il est avec. Il fait avec. Il naît avec. « J’ai été arrêté le 19 février 1929. Je considère ce jour et cette heure comme le début de ma vie sociale. » Aucune indignation devant cet exercice de force morale qu’est le camp.

« La solitude est l’état optimal de l’homme. »

« Avais-je assez de forces morales pour poursuivre ma route en solitaire, voilà quel était l’objet de mes réflexions dans la cellule 95 du quartier d’isolement de la prison des Boutyrki. Les conditions y étaient superbes pour méditer sur la vie, et je suis reconnaissant à cette prison de m’avoir laissé mener seul dans une cellule la quête de la formule dont j’avais besoin pour vivre. »
« Quoi qu’il arrive, elle (la prison) serait mon capital moral, le rouble impossible à monnayer de ma vie future. »

« L’inconfort physique sous ses formes classiques était depuis longtemps pour moi un prétexte, une occasion de me surpasser […] L’intelligentsia russe sans la prison, sans l’expérience de la prison, n’est pas tout à fait l’intelligentsia russe. »

« Que m’a donné Vichéra ? Trois années de déceptions amicales, l’anéantissement de mes rêves d’enfant. Une extraordinaire confiance en ma force de vie […] J’étais resté debout, solidement campé sur mes pieds, et je n’avais pas peur de la vie […] J’étais prêt à vivre. »

Chalamov est en prison ou au camp comme un poisson dans l’eau. Il cite volontiers – à plusieurs reprises dans ses manuscrits, mais c’est le compliment dont il est le plus fier, « le plus beau que j’ai reçu de ma vie » – la parole d’un SR, en 1937 aux Boutyrki : « Vous voulez que je vous dise ? Vous, vous êtes capable de faire de la prison ! »

Et précisément, ce qui frappe à la lecture de Vichéra ce n’est pas tant les faits et les portraits, ni cette parfaite vision, cette vision limpide d’une société et de sa marche, telle un navire de sa proue carcérale fendrait l’Histoire, mais l’attitude éthique de Chalamov, l’acceptation, le non-jugement et leur corollaire : la non-concession. Il y a une extraordinaire dignité morale de Chalamov qui ne juge jamais, refuse de se poser en juge, reçoit l’emprisonnement comme un don de liberté intérieure et fait de celle-ci la pierre de touche de ses actes. « J’avais pris la ferme décision, pour toute ma vie, d’agir uniquement selon ma conscience. Sans prendre l’avis de personne. Je vivrais ma vie moi-même, bien ou mal, mais je n’écouterais personne, ni les petits, ni les grands. Mes erreurs seraient mes erreurs à moi, et mes victoires aussi. »

La réclusion détruit les uns. Elle affermit les autres. Chalamov est de ceux-ci.

Son écriture découle de son attitude morale. Elle n’en est pas le reflet, elle en est la pointe, l’acmé. Elle ne cède rien à l’ornement, aux fioritures, à l’élégance, à la recherche. Au toilettage même. Elle présente un matériau brut. C’est quelque chose à saisir immédiatement dans la vie plutôt qu’à longuement élaborer dans l’intellect : chez Chalamov la littérature ne peut naître que de la vie, pas de la recherche littéraire.

« … un écrivain n’a pas besoin de prendre de notes, de graver dans sa mémoire, d’observer. Il lui suffit d’être présent, de voir d’entendre et de comprendre. »

Attention plus que description. Enregistrer, prendre sur le vif. L’écriture de Chalamov n’est pas un chemin vers les choses. Elle les tient d’emblée. Elle ne porte pas de figures mais donne la simplicité de la vie. Vichéra est sous-titré : « antiroman ». Il y a donc un projet d’écriture. Une intention bien arrêtée. Le ton est égal, mais il s’agit moins de neutralité que de cet équilibre même d’une force intérieure. Un rocher de vie et de verbe. Les aspérités laissées apparentes. Rien de lissé.

Chez beaucoup la mémoire tourne sur soi-même et telle une meule écrase le grain du passé, et produit la farine immaculée d’un être, fût-ce aux dépens de toute une part de sa réalité. Chez Chalamov la mémoire ne craint pas les redites, les retours, les ressauts, les repentirs, les ombres revenues dans un dessin différent et comme l’entachement de légères modifications, c’est qu’elle ne craint pas de montrer sa fragilité et son usure humaines, ses répétitions, son tâtonnement. Chalamov la restitue telle qu’elle est, telle qu’elle partage le lot de l’esprit faillible. Aussi où serait la faute littéraire de rester fidèle à l’humain et à ses aléas ? Il se souvient avec un corps soumis aux abrasions du temps, comme une vie peut se rappeler de soi ou des autres, gardant ces interstices d’oubli que l’on veut le plus souvent combler, ces interstices d’erreurs que l’on cherche à égaliser et effacer, et qui composent autant la mémoire que le clair et véridique souvenir la compose. Mais Chalamov ne veut ni effacer ni combler, et plus que la construction d’un monument littéraire qui gère, ordonne et fixe la mémoire comme si en fin de compte celle-ci résultait de celui-là, il laisse la seule trace humide – appelée à ne jamais s’assécher – d’un homme et d’une vie. Et nos yeux, le livre refermé, porteurs de cette trace.