L’Humanité, 14 avril 2005, par Henri Deluy

Daniil Harms l’insituable

Entretien avec Yvan Mignot réalisé par Henri Deluy.

Traduite par Yvan Mignot, les œuvres complètes d’un des artisans de la modernité russe et mondiale est enfin disponible.

Un très fort volume – neuf cents pages sur papier bible – est consacré à l’œuvre du poète et écrivain de langue russe Daniil Harms. Yvan Mignot, le traducteur, a travaillé sur ce livre de longues années, après avoir traduit, notamment pour Action poétique, puis pour IF, de nombreux poètes russes et soviétiques. Voici donc, à notre disposition, l’une des œuvres d’importance d’une poésie et d’une littérature majeures en Europe et dans le monde. Il nous a récemment accordé un entretien.

Vous sortez l’œuvre quasi complète du poète et écrivain Daniil Harms. Qui était-il ?

Yvan Mignot : Daniil louvatchov – Harms est un pseudonyme – est né en 1905, l’année de la première révolution russe dont l’échec déclenche une violente vague de réaction avec son cortège de pogroms. Il naît à Saint-Pétersbourg, capitale de l’empire, la ville hétéronyme : Petrograd, Leningrad… Il y passera toute sa vie, hormis le séjour forcé à Koursk en 1932. Son père est un ancien de Narodnaïa Voila (la volonté du peuple, de tendance libertaire) qui, après sa condamnation (Tchekhov le rencontrera à Sakhaline) et son retour, devient adepte du tolstoïsme. Sa mère s’occupait d’anciennes taulardes. Le jeune Daniil fait ses études à l’école allemande, puis… puis il ne termine pas. Au début des années vingt, il rencontre sa future femme, Esther, une des filles du camarade Roussakov, anarchiste qui après 1905 s’est installé à… Marseille, d’où il sera expulsé vers la Russie devenue soviétique en 1919. L’une des sœurs d’Esther est la femme de Pierre Pascal, le grand slaviste, et l’autre épouse Victor Serge. Il rencontre Vvédenski, qui deviendra son ami le plus proche, Lipavski et Drouskine, philosophes non orthodoxes, élèves de Losski (« idéaliste » expulsé d’URSS en 1922). Bref, tous ces jeunes gens sont eux aussi dans la mouvance de ce qu’on appelle là-bas l’art de gauche. Rapidement : Harms crée un groupe, l’Obériou, « pour un art réel » – qui n’a rien à voir avec la notion de réalisme socialiste, c’est au contraire une écriture qui rejette la notion de mimesis, de reproduction de la sacro-sainte « réalité ». Ceci à un moment qui est celui du deuxième épisode de la physique quantique : celui de Heisenberg (né en 1901 !) et de la non-commutativité. En 1927 (10e anniversaire de la révolution d’Octobre), Harms écrit une pièce en goutte d’eau, Elisabeth Bam : c’est un son qu’on arrête. Bref, la nonmimesis tombe mal, d’autant plus mal que dans la poésie de Harms alors domine un aspect ludique, joyeux et sérieux qui va être brutalement cassé : on boucle les deux revues pour enfants qui lui permettent de gagner son pain, on l’arrête : horreur des interrogatoires (mais, contrairement à Malevitch, il n’est pas torturé) et on le condamne à quelques mois de relégation. On est donc en 1932. Harms reprend l’écriture, vers et prose. En 1934, assassinat de Kirov, répression de masse. La poésie est submergée par la prose… Après 1939 : plus de vers. En août 1941, avec la guerre, arrestation « préventive ». En septembre, le terrible blocus de Leningrad commence. Harms meurt, oublié dans un coin de l’hôpital psychiatrique de la prison du NKVD, le 2 février 1942. Son ami Drouskine sauve les manuscrits.

Comment et où le situez-vous dans la littérature et la poésie du XXe siècle russe ?

Yvan Mignot : Un poète, à mon sens, comme Harms ou Khlebnikov, n’est pas situable, je veux dire on ne peut le coller en étagère, c’est pas une boîte de conserve. Cela dit, où est-il ? Je dirais parmi tous les spectres vivants qui sont à nos côtés, une voix singulière qui encore une fois déconstruit les articulations logiques, et « évidentes » de la langue et qui tente de lui rendre pureté et fluidité, c’est-à-dire de moduler certaines positions de Mallarmé et d’Héraclite. Il ne faut surtout pas le penser selon le modèle du « théâtre de l’absurde », plutôt du côté du non-sens et de la posture philosophique fondamentale qui, depuis Socrate, à pour nom « ironie ». Ce qui signifie que nous sommes dans l’inconfort – celui de l’écriture et celui de la lecture. Cette dernière est fondamentale : Harms est un écrivain du vers, du théâtre, de la prose qui, dans sa langue, de son vivant, n’a jamais existé en livre et donc jamais eu de lecteurs.

Pourquoi le traduire, ici, aujourd’hui ?

Yvan Mignot : Je pense curieusement à Jack Spicer. Les livres seuls ne vivent pas mieux que nous. Traduire est un impossible qui pourtant, par l’autre langue, dans ce que Walter Benjamin disait tension (la tenso des troubadours ?), doit permettre l’émergence… de quoi ? D’un ou plutôt de possibles de langue. Donc, tenter de faire vivre Harms en français, sans l’archaïser ni le moderniser, ce qui veut dire donner à percevoir un tremblé, le sien. Ceci serait le « ici ». Quant à l’aujourd’hui ? Nous sommes quelques-uns à avoir vécu l’aventure d’un mot qui était « révolution », et plus précisément « Octobre », un nom qui comme une étoile s’est effondré sur lui-même. C’est à, je ne dirai pas résoudre, mais s’interroger sur ce point d’interrogation, ce trou noir, ce zéro de l’immanence, c’est là que l’œuvre de Harms, moi, m’interpelle. Et parce qu’aujourd’hui, mutatis mutandis, il est peut-être urgent de penser ce zéro qui, comme un pulsar, proche/lointain, nous fait signe…