La Quinzaine littéraire, 1er avril 2005, par Christian Mouze

L’herbe entre les dalles

« On ne peut qu’admirer la vitalité héroïque des écrivains dits soviétiques qui écrivent comme l’herbe pousse entre les dalles des prisons, – envers et contre tout. » (Marina Tsvetaeva) L’œuvre de Daniil Harms (mort à trente-sept ans dans une prison de Leningrad assiégé, le 2 février 1942) et celle de Viktor Chklovski (1893-1984), c’est précisément cette herbe qui arrive à pousser, en URSS, entre de lourdes dalles.

Daniil Harms, Alexandre Vvedenski (1904-1941), Nikolaï Zabolotski (1903-1958) forment dès 1926 l’Association pour un art réel (Obériou) dont le manifeste est lancé en 1928. Deux ans après le groupe est dissous. Ses membres se réfugient un temps dans la littérature pour enfants. Puis c’est l’arrestation, la mort en prison pour Harms et Vvedenski, les camps pour Zabolotski.

Dans leurs lectures publiques et leur activité théâtrale, les Obérioutes produisaient des textes absurdes prudemment suivis de discours marxistes, encore qu’on puisse s’interroger sur la nature de cette prudence, la provocation étant chez eux sous tous les angles. Ce ne sont pas des épigones du Futurisme ou du Formalisme et ils ne cherchent pas à rallier ou construire un front gauche de l’art ni à se réfugier dans le mot en tant que tel. À certains égards on pourrait rapprocher leur tentative de celle, à la même époque en France, du Grand Jeu. Pour Harms l’enjeu n’est pas la littérature en soi mais le sens de la vie. Pour le découvrir, un chemin et un outil : le mot. L’œuvre de Harms est comme un mouvement perpétuel du mot. Mouvement de dérision. Sens et sonorités en mutation. Déconstruction, autodestruction de l’écriture : c’est un travail de déblaiement vers un sens profond. « La force incluse dans les mots doit être libérée. » Harms conduit son lecteur d’absurde en absurde par des glissements logiques, des dérapages accumulés de sens et de sons. Chaque dialogue, chaque mot de ses petits récits ou de ses poèmes est une porte battante, poussée sur l’inconnu et l’inconnaissance. Chaque mot qui auparavant participait de la raison du monde et des choses, tout humide encore de cette raison, s’ouvre sous la main de Harms comme un fruit au goût de déraison.

Chaque mot qui constituait une motte de sens s’émiette dans le non-sens. Mais c’est véritablement dans un sens magique que nous nous retrouvons. « L’envol de la colline Kapoustinski se distinguait particulièrement de tous les autres envols. Comme on le sait, la colline Kapoustinski s’envola de nuit vers 5 heures, en déracinant un cèdre. La colline quitta son aire d’envol pour le ciel non en suivant une trajectoire croissantiforme, comme toutes les autres collines, mais en suivant une ligne droite, ne se permettant des oscillations qu’à une altitude de 15-16 kilomètres. Et le vent qui soufflait sur la colline la traversa sans la faire dévier de sa route. Comme si la colline constituée de roches siliceuses avait perdu ses propriétés d’impénétrabilité. Un choucas, par exemple, traversa la colline. La traversa comme on fait d’un nuage. Plusieurs témoins l’affirment. Ce qui contredit aux lois des collines volantes, mais un fait restant un fait, Platomi Ilitch l’avait inclus dans la liste des détails de la colline Kapoustinski. » (1929-1930). Magique et uni ou magique et désarticulé, déboîté.

Les fins chantaient guilaga
gui gua fromties elles épiaient
un coqueur surgi d’un coin
les fins en terre se couchèrent
les pourpres se dessèrent près du trait
les plombs prirent le mékélé
les biens sont tombés. Les drapeaux flottent.
Les pourpres hurlent dans le balai.
(4 mars 1930)

Le travail de traduction d’Yvan Mignot réussit à donner toute sa dimension à Harms. Celui-ci recherche une parole perdue en passant par le désordre extrême. Une incohérence rythmée, incantatoire, d’abord prolixe, tous azimuts, qui au fil des années et des textes se dépouille, se resserre, s’aiguise, incise la vie et découvre un horizon métaphysique. Harms perçoit le mal et la souffrance du temps. La tragédie sociale l’amuse de moins en moins. L’angoisse prend le pas. « Nos paroles volaient comme des hirondelles. » (1926). « L’écho a crié » Magog ! » (1930). Les résonances bibliques se multiplient. Le ton des psaumes apparaît. Harms évolue vers une poésie philosophique (mais différemment de Zabolotski), s’engage dans l’ésotérisme des nombres, débouche sur la prière. Ainsi de ses désarticulations verbales qu’il veut toujours plus loufoques, il tire la quintessence des mots simples et droits d’une adresse à Dieu (cf. l’étonnante Prière avant de dormir, le 28 mars 1931 à 7 heures du soir. On songe à Max Jacob). En fait, sa poésie a toujours été existentielle. L’humour, l’ironie, l’improvisation dialogués, le jeu de massacre par le langage, l’image sont autant de jalons d’une réflexion où une réalité vacille sous une autre qui s’établit :

Gloire à la joie arrivée dans ma maison.
Gloire à la joie arrivant dans la maison,
quand on l’attend moins que tout.
Tout est soudain jusqu’à ce qu’arrive une joie inattendue
(juillet 1931)

Chez Harms l’absurde est non seulement le miroir d’un monde insensé, mais le dessin de la folie sociale reflète aussi les lignes d’autre chose : les lois profondes et en mouvement d’un monde caché.

Moi je saurai bien me sauver
des cinq sens
et de l’invasion des signes
géométriques.