Les Inrockuptibles, 22 octobre 2003, par Marc Weitzmann

Blanc comme l’enfer

L’écrivain russe Varlam Chalamov a passé dix-sept ans dans les camps : ses récits fragmentés, livrés peu après sa libération, sont enfin publiés intégralement en France. Ou comment saisir la réalité de l’enfer.

« Livides, jusqu’au point où la honte se voit,/Les ombres dolentes étaient dans la glace,/Claquant des dents comme font les cigognes/Chacune avait la face vers le bas/La bouche donnait pénible témoignage/Du froid, les yeux du cœur endolori. » Ces lignes sont de Dante et décrivent le neuvième cercle de l’enfer. Elles pourraient sans mal aucun s’appliquer aux goulags sibériens de Varlam Chalamov. Pour Dante, comme pour Virgile avant lui, et tout humanisme conséquent après lui, l’enfer, qui n’est qu’une part de ce que Dieu réserve à l’Homme, a sa raison d’être dans l’ordre cosmique et peut même être évité grâce à une conduite appropriée : le mal, en d’autres termes, est relatif, par rapport au bien, qui lui est absolu.

Le XXe siècle a radicalement changé tout ça. Les récits des Dante contemporains (les Primo Levi, Soljenitsyne, Evguénia Guinzbourg, Ruth Klüger…) délivrent dans leurs récits les modalités des nouvelles initiations infernales : il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de raison d’être, de jugement ou d’ordre mais il y a la condamnation, il y a un enfer, mais sans paradis, ni promesse, ni pourquoi.

Dans la vision contemporaine du monde, c’est le bien qui est relatif ; le mal, lui, est absolu.

Varlam Chalamov est l’un de ces enseignants du cauchemar. Jeune, en 1929, il est arrêté une première fois par la police soviétique et condamné à trois ans de camp de travail pour avoir… diffusé un texte de Lénine. Son arrestation plonge dans la misère matérielle ses parents, qu’il aura tout juste le temps de revoir à sa libération en 1932, avant d’assister à leurs funérailles. Marié, père d’une petite fille, il est de nouveau arrêté au milieu des années 30 et déporté à la Kolyma, immense presqu’île de la Sibérie orientale où règnent « douze mois d’hiver et le reste c’est l’été », et où les détenus sont affectés au travail de la mine. Chalamov : « On ne montrait pas le thermomètre aux travailleurs ; c’était d’ailleurs parfaitement inutile : il fallait sortir quelle que soit la température. S’il y a du brouillard, il fait quarante degrés au-dessous de zéro ; si on respire sans trop de peine, mais que l’air s’exhale avec bruit, cela veut dire qu’il fait moins quarante-cinq ; si la respiration est bruyante et s’accompagne d’un essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au-dessous de moins cinquante, un crachat gèle au vol. »

Les détenus doivent creuser la pierre, à raison d’une norme quotidienne, durant treize à seize heures par jour, sans compter les horaires supplémentaires ; ceux qui ne respectent pas la norme sont fusillés « par brigades entières ». On est aussi tué – dans le meilleur des cas battu – si l’on a gardé le silence quand tout le monde crie « hourra » car, dans le système communiste, « le silence c’est de la propagande ». Les quelques heures de repos, dans des cabanes que les détenus doivent construire eux-mêmes ou des tentes, offrent une autre occasion de mourir, dans les affrontements entre détenus et avec la pègre. En raison du gel constant, « la terre refuse les cadavres », qui ne peuvent se décomposer. Scorbut, dysenterie, procès obscurs où les condamnés voient leur peine augmenter sont le lot commun et, dans les rares instants où le détenu trouve à se réchauffer, la chaleur réveille les poux, qui se mettent instantanément à courir.

Il n’est pas anodin qu’il ait fallu attendre plus de quarante ans la méticuleuse détermination d’un éditeur et le travail remarquable accompli par Luba Jurgenson pour voir enfin publiés dans leur intégralité, et dans l’ordre voulu par Chalamov, ces Récits de la Kolyma qui ont longtemps circulé sous forme de samizdat en URSS et n’avaient connu jusque-là en France que des publications éparses et partielles.

Ces récits courts, fragmentaires, agencés de manière volontairement répétitive et circulaire (nous sommes en enfer, où rien n’évolue ; certains épisodes, racontés plusieurs fois, le sont chaque fois d’un point de vue différent), sont portés par une écriture savamment sobre et d’une extrême précision. Qu’il raconte comment il fait cinq cents kilomètres à pied pour aller chercher la seule lettre qu’il reçoit en quinze ans (elle est de Pasternak), ou l’histoire des soldats de l’Armée rouge déportés pour avoir été fait prisonniers par les Allemands durant la guerre, Chalamov privilégie l’anecdote, le détail plutôt que le plan large.

Ainsi, pour parler des exécutions en masse, décrit-il les lumières sur les visages, la neige sur les papiers givrés où sont inscrits les noms des condamnés à mort lus chaque matin et chaque soir à l’appel : « Par un froid de moins cinquante les détenus musiciens jouaient une marche avant et après la lecture de chaque ordre. Les torches fumantes ne parvenaient pas à percer les ténèbres et concentraient des centaines de regards sur les minces feuillets couverts de givre porteurs des horribles messages. Les lèvres des musiciens gelaient sur l’orifice des flûtes, des hélicons argentés et des cornets à piston. La feuille mince comme du papier à cigarette se couvrait de givre, le chef qui lisait l’ordre balayait les cristaux de neige de sa moufle pour y voir clair et crier le nom du fusillé suivant. »

Chalamov ne sera libéré qu’en 1953, à la mort de Staline, après douze ans de détention. Peu après son retour, son épouse, Galina Goudz, pourtant elle-même déportée au Kazakhstan, exige de lui qu’il oublie tout, reprenne une vie « normale » et cache son expérience à leur fille, élevée en bonne communiste dans la haine des ennemis du peuple. Ils divorcent. Chalamov mourra près de vingt ans plus tard, seul, aveugle et muet, dans un hôpital psychiatrique.